« Que prouve l’histoire des idées sinon que la production intellectuelle se métamorphose avec la production matérielle ? » (Karl Marx, 1848). Depuis maintenant une bonne vingtaine d’années, l’empire Disney fait office de baromètre de l’infamie. Chacun de ses nouveaux joujoux, dont la sortie est attendue par les foules aussi fiévreusement qu’un jour férié, porte en lui toutes les informations nécessaires au plus exigeant bilan sociologique relatif à notre désastreuse époque. Disney ou l’indice de notre bêtise. Disney ou la preuve de nos concessions faites à une société qui, proclamant ouvertement le profit comme sa fin ultime, efface sans scrupules les moindres zones d’ombre de la culture, en élague avec soin les plus petites aspérités, afin d’être sûr que le plus grand nombre de clients (et non de spectateurs) opinent mollement à cet informe résultat standardisé. La grosse souris nous prend pour des cons, et elle a bien raison. Toutefois, stigmatiser la machine Disney ne suffit pas, et la présenter comme l’institution néo-fachiste la plus subtile de cette fin de siècle n’a rien d’original. Parlons donc du film…

Le choix de la nouvelle « bombe de Noël » n’aura surpris personne. Le thème de Tarzan, outre l’histoire prémachée qu’il offrait, permettait à Disney de réexploiter les nombreuses ressources dramatiques (nature enchanteresse / nature danger) propres à l’univers du Livre de la Jungle, une des plus grandes réussites du dessin animé (d’un point de vue strictement qualitatif). La médiocrité de Tarzan n’en restait pas moins prévisible, car à vrai dire la décadence de Disney ne date pas d’hier. Elle remonte vraisemblablement à Aladin, film dans lequel l’agressivité des personnages (le génie et le perroquet, deux versants d’une même hystérie), la violence du découpage et du rythme, ainsi qu’une pénible tendance à faire des clins d’œil au public à travers de navrants anachronismes marquaient déjà le déclin d’un empire. Concurrencé par le marché de l’animation japonaise et talonné de prés par Dreamworks et la Fox, Disney dépense une fortune pour chercher à conserver son monopole : les B.O. sont signées par des superstars (Le Roi lion), les personnages sont abusivement stylisés (le visage « manganisé » de Pocahontas), et à la structure lente et progressive de la fable est substituée celle du clip (Hercule). Tarzan marque, en quelque sorte, la quintessence de cette nouvelle « Disney indécence ». A peine a-t-il commencé que le film est déjà irregardable : les éléments et les hommes sont déchaînés et l’image tourbillonne, traquant les angles les plus vertigineux, sur fond d’un Phil Collins chantant en français les pires niaiseries (du genre « ouvwe ton cœuw à la jungle… »).

Le « il était une fois » est donc banni à jamais des studios Disney. Plus le temps dorénavant de poser des repères, une atmosphère, un mystère ; plus la peine de s’asseoir et de respirer avant de raconter une histoire. Trop d’argent en jeu : il faut en mettre plein les yeux, étourdir. Jadis, on regardait Mowgli grandir, et essayer d’escalader une branche ; aujourd’hui, le jeune Tarzan surfe littéralement sur les branches, et effectue des quadruples saltos d’une liane à l’autre. Contrairement à Sherkan ou à Baghera, les personnages de Tarzan n’ont aucune élégance, aucun charme. Tous s’expriment avec familiarité, en gueulant, niant par leur vulgarité humaine leur semblant d’animalité (car il faut beaucoup d’imagination pour reconnaître la meilleure amie de Tarzan comme un gorille). Enfin, le film élude totalement la seule partie de l’histoire qui aurait pu susciter notre intérêt, à savoir la confrontation de Tarzan avec le monde civilisé. Tarzan, habillé en homme, se retrouve bien sur le bateau qui s’apprête à l’emmener vers un monde nouveau, mais le film avorte cette piste et se clôt sur son échec. Normal : penser Tarzan en société eut nécessité que notre homme singe ait une consistance, une complexité, en somme une existence. Chose impossible pour notre souris apprentie-sorcière à qui le pouvoir de l’argent ne permet plus de mettre en mouvement que des figures mortes. Mowgli était vivant.

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