Bien sûr, vous avez tous en tête l’image de Michael Jordan se redressant mollement face à la caméra pour nous proclamer, droit dans les yeux : « I am Malcolm X ! » Cependant, vous auriez tort de boycotter le dernier Spike Lee. Non qu’il s’agisse d’un grand film, mais Summer of Sam marque sans conteste un premier tournant dans la carrière du cinéaste. Pour une fois, le film se nourrit d’un scénario ambitieux, coécrit par les comédiens Victor Colicchio et Michael Imperiali. Le prétexte : les assassinats répétés du « Fils de Sam », le plus célèbre serial killer new-yorkais (qui en l’espace d’une année a commis plusieurs dizaines de meurtres). A partir de celui-ci, le film entend tracer le portrait d’une époque tumultueuse et versatile, celle du New York des années 1976 et 1977. Un peu à la manière de Robert Altman dans Short cuts, la caméra de Spike Lee vole d’un groupe de personnes à l’autre, de la vie d’un couple à celle d’un homme seul, puis à celle d’une bande de copains… Très vite, certains personnages sont plébiscités par le film et deviennent les véritables pièces maîtresses du récit, alors que d’autres s’assoient définitivement à l’arrière-plan. De manière générale, la vague de terreur qui frappe le quartier n’est pour tous ces personnages qu’un sujet parmi d’autres. Car l’époque connaît de nombreux travers : en pleine période disco émerge la musique punk ; l’industrie du cinéma porno explose alors que sort La Guerre des étoiles ; peu après avoir fêté allègrement la victoire des Yankees, les habitants pillent les vitrines de New York durant un gigantesque black-out, etc. Le tueur n’est qu’un des sujets du film (qui oscille entre faits divers et préoccupations individuelles d’une poignée de personnages), hormis pour la mafia italo-américaine puritaine (le « Fils de Sam », symbole même d’une époque dépravée) et pour la police, qui ne vivent plus que pour épingler ce « mal absolu fait homme ». Truands et forces de l’ordre finiront d’ailleurs par s’associer, comme dans M le Maudit, au cours d’une gigantesque chasse aux sorcières.

Si Spike Lee a exceptionnellement refusé de mettre en scène un personnage noir en butte au racisme (primaire ou camouflé), c’est que son histoire lui permet déjà de montrer les nombreuses formes que prend la ségrégation durant les périodes de paranoïa intense : à l’heure de la vengeance, chaque punk, chaque homosexuel, chaque inconnu est un « Fils de Sam ». L’atmosphère électrique qu’engendrent la peur et la haine révèle chaque habitant derrière son confortable masque social et fait éclater au grand jour les inimitiés enfouies. Spike Lee s’est donc enfin attelé à un scénario ambitieux (qui n’est pas sans rappeler Do the right thing) et a su, qui plus est, s’entourer d’une kyrielle d’excellents acteurs, professionnels ou non, qu’il dirige avec un véritable talent. En revanche, le style du cinéaste est toujours aussi impossible : maniant gratuitement travelling, décadrage, zoom et grand angle, Spike Lee reste définitivement un enfant de l’expressivité publicitaire, superficielle et tape-à-l’œil (le comble de la futilité est atteint au beau milieu du film, quand le cinéaste décide d’enchevêtrer toutes les histoires sous forme d’un clip de cinq minutes à rendre épileptique un stroboscope). Par ailleurs, les rares scènes montrant le tueur dans son antre reprennent toutes les constantes de la « représentation lambda » du serial killer : plans flous et saccadés, vieille lumière incertaine et orangée, bruits métalliques de larsen… Dommage, car le plus souvent Spike Lee oublie de se prendre pour un artiste génial et filme instinctivement d’une manière très honorable, plutôt classique, qui sert bien davantage le propos de son film. C’est sûrement ce qui explique que malgré de sporadiques partis pris artificiels qui parasitent le récit, Summer of Sam reste d’un bout à l’autre un film captivant.