Avec un thriller en zone pavillonnaire comme Sinister, Blumhouse Productions (Paranormal activity) espérait sans doute raviver ce fantastique électroménager, cette épouvante Maison Phénix qui terrifie les 15-35 biberonnés à l’effet found-footage. Héritant du projet, Scott Derrickson part d’une idée plutôt bonne : contourner le paranormal en pyjama de Blumhouse et emmener le script vers un horizon plus pointu. Son film tente en effet de retrouver plutôt, à son échelle, une ligne floue entre naturalisme et fantastique esquissée par Jeff Nichols ou Shyamalan ces dernières années. Comme chez eux, on vise ici l’os du genre, on calfeutre l’action dans un cocon domestique coloré, concret, tout en petits instantanés. Le surnaturel flotte dans tous les coins, et pourtant il laisse le goût d’une sage chronique familiale. C’est en somme un retour à l’essence même du fantastique qui motive Derrickson, puisque le genre, on le sait, repose précisément sur une hésitation entre le tangible et le fantasmatique.

Sinister raconte donc comment un romancier à fait divers (Ethan Hawke, choix intéressant) investit une bicoque habitée jadis par une famille étrangement décimée, pour écrire son enquête en pleine immersion. C’est son petit secret : sa famille ignore l’identité des anciens locataires, et respire à son insu les remugles d’une très vieille tragédie. Le film installe vite la paranoïa du profanateur, ensorcelé par les lieux, et en même temps inquiet pour les siens (Jack Torrance n’est jamais très loin). La tête dans les cartons infestés d’acariens, Hawke déniche de vieilles bobines montrant d’autres pendaisons énigmatiques et champêtres, toutes exécutées en famille. En dérushant, il reçoit des messages occultes : sa famille est elle aussi menacée. Le père écrivain qui, en jouant avec le feu, prépare plus ou moins volontairement le remake d’un ancien carnage : comme dans Shining, c’est le meilleur moyen de filmer l’obsession en train de muter en pathologie, puis de gonfler jusqu’à devenir matérielle, douloureuse et charnelle : le danger ne vient plus de dehors mais du dedans le plus enfoui, loin, très loin dans le for de Hawke. Là, Derrickson touche à la racine du fantastique, creusant le « thème du je » énoncé par Todorov : rationnel et surnaturel se fondent dans une même image, installent le règne de l’indécidable, c’est l’aube de la folie. Où est la matière, où est le fantasme ? Le film se rêve en funambule progressant le long de cette frontière ténue, simulant avec adresse des situations de mélo familial, disséminées ici et là, pour donner à cet entre-deux la familiarité d’un contemporain identifiable et socialement marqué.

Mais le handicap est classique : d’abord, Derricskson veut trancher, quand le fléau qui s’abat sur Hawke tient justement à l’impossibilité de trouver une cause définie à sa malédiction. Un brin pédagogue, Derrickson éclaire des pistes, souffle des solutions à un public qu’il tient gentiment par la main. Puis, quand la fusion entre réel et hallucination atteint son paroxysme, il échoue à filmer cette hésitation, dérivant vers un kitsch dont on ne sait s’il vise la farce (pour épouser le délire du héros), ou s’il relève simplement d’une panne malheureuse. Pendant trois quarts d’heure, on tenait pourtant une enquête mentale menée dans une solitude asphyxiante, capable d’éloigner les lieux communs de l’entertainment à frissons. Mais le film n’échappera pas complètement à cette case réductrice, et rejoint d’ailleurs la destinée de Paranormal activity 4, apprend-t-on en écrivant ces lignes : vu par les exploitants comme un aimant à vermine vandale, Sinister est déprogrammé de quarante salles en France. Ironie du sort.