Il faut redire quel décor idéal représente le chalutier pour le cinéma, grande maison hantée où s’amalgament, dans une même dérive cahotante : labeur humain, charnier animal et industrie fulminante — sueur, sang et machine. Ainsi, deux années après le Leviathan de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, Sea Fog envisage lui-aussi le bateau de pêche comme allégorie d’un monde balloté par la crise (celle de l’âme, celle de l’économie) autant que levier d’un abondant générateur de cauchemars.

Alors qu’il avait déjà abordé le huit clos véhiculé avec Snowpiercer, Bong Joon-ho substitue ici les rails aux flots avec cette adaptation agitée d’une pièce de théâtre, qu’il co-écrit et produit. Raison pour laquelle cette première réalisation de Shim Sung-bo (qui n’est pas tout jeune mais ne sort pas de nulle part, puisqu’il avait participé au scénario de Memories of Murder) parait si prompte à reprendre à son compte la formule magique du maître : dans un grand foutoir débraillé, les genres (polar, fantastique, film d’horreur, comédie, mélo) s’entremêlent et se parasitent, autant pour mettre l’intrigue sur ressort que pour ausculter dans tous les sens une Corée malade. On retrouve donc, cuits différemment, les ingrédients qui faisaient la saveur détonnante de chefs-d’oeuvre comme Mother : mariage des contraires, accès de violence déréglés, appétence pour le storytelling boule de neige et les groupes de bras cassés.

On sait combien, chez Bong Joon-ho, les péripéties ont moins pour fonction de faire avancer le récit que de le désarçonner, d’en contrarier la conduite tranquille, à la façon de grains de sables dans les rouages d’une machine. Ici, un polar social et au premier abord réaliste (un capitaine criblé de dettes se lance dans le transport de clandestins pour sauver son navire) dérive en grande fantasmagorie sanglante (un cercle de la mort infernal, duquel on comprend très vite qu’il n’y aura qu’un jeune couple à sauver). Les deux complices ne sont jamais à court d’idées pour plonger ce polar maritime dans les abîmes de l’atrocité, exploitant sans ménagement les ressources horrifiques de leur décor : fuite de gaz qui reconvertit la cale en fosse commune, saucissonnage de cadavres qui transforme le pont en poissonnerie humaine, etc.

À la merci des éléments, la morale vacille, pour bientôt disparaître : comme le chalutier, l’âme des personnages se laisse peu à peu recouvrir par une brume épaisse, avant de finir par prendre l’eau de toute part. Il faut voir le personnage du capitaine, anti-héros bancal mais volontaire, s’effacer peu à peu du récit pour se cloîtrer dans sa cabine et se réduire à quelques interventions brutales et décisives — Barbe Bleue ravagé par le désespoir et la démence, contaminant son équipage jusqu’à provoquer leur naufrage. Là encore, s’affirme avec la première vigueur le fer de lance du wonder boy coréen : la folie individuelle se propageant comme un virus, distordant la perception de la réalité au point de la rendre malléable aux entreprises les plus insensées (le marin dément qui, alors que tout s’effondre, ne pense qu’à violer la dernière fille à bord).

Mais Bong Joon-ho a beau tenir ce projet en étau, il ne peut agir de l’intérieur. D’où un parrainage bienveillant qui, parfaitement opératoire sur l’ensemble, révèle aussi par contraste quelques faiblesses de détails. Quand le réalisateur du génial The Host fonctionne par glissades impromptues et engluement irréversible, sortant ses films de leurs rails pour laisser leurs personnages agir en toute autonomie, Shim Sung-bo compartimente davantage son entropie, cloisonnant chacune de ses embardées pour les articuler les unes aux autres. Ainsi, Sea Fog dégénère moins progressivement que par étapes, rebattant sans interruption les cartes de son canevas hawksien (une communauté autarcique de mâles remise en question par une présence féminine) au risque de conférer au spectateur l’impression de brusquer artificiellement sa ligne narrative. Reste que, totalement acculée par la libido de l’intrigue, la mise en scène ne se complait jamais dans la stylisation et l’hystérie parfois vaine de certains de ses compatriotes (Park Chan-wook, Kim Jee-woon). Encore à quelques coudées derrière le grand maître, Shim Sung-bo surnage donc tranquillement, et évite la noyade sous le perpétuel déluge du cinéma de genre coréen.