Saudade semble fonctionner sur un fantasme : faire voir de l’invisible, ou alors du visible oublié, négligé. C’est d’abord Kofû, métropole sans histoires, filmée comme un faubourg dépressif. C’est ensuite les échos de la crise, peu présente jusqu’ici dans le cinéma nippon. Et puis, c’est la fragmentation communautaire, l’immigration brésilienne évoluant avec peine dans l’ombre du prolétariat japonais, guère mieux loti. Même si Kôfu est en réalité la ville natale de Katsuya Tomita, il faut voir Saudade, à ce titre, comme le carnet de voyages d’un routier au long cours (c’est le premier métier de Tomita) qui voudrait cartographier, radiographier les zones inconnues qu’il a traversées.

Pour arriver à ses fins, Tomita déploie un dispositif simple, dépouillé et frontal, qu’il va laisser peu à peu fonctionner de façon autonome. Plusieurs microfictions font mine de démarrer, annonçant ce qui ressemblerait, pour aller vite, à la quintessence du film choral : sur un chantier, un jeune ouvrier excédé par la morosité ambiante nourrit des rêves de Thaïlande ; dans un studio, une jolie cruche fait des plans sur la comète avec son amant taciturne ; dans les boîtes sous-terraines, un collectif de hip-hop Japonais rivalise en battles avec une formation d’origine brésilienne. On le comprend peu à peu, il s’agit là d’un peu plus que de microfictions : non seulement les chutes n’arrivent jamais, mais les histoires oublient soigneusement de réaliser l’entrelacs promis. Quand les partis se rencontrent, on a droit qu’à un constat de vide et d’échec : la battle réconciliatrice qu’on croit deviner n’arrivera pas vraiment. Avec ses chemins incapables de se recouper, Saudade s’avèrera donc être le contraire d’un film choral. Pour dénoncer l’incommunicabilité et les clivages de ce Japon décrépi, la démarche déceptive est judicieuse. D’autant que les saynètes, en soi, ont une âme : l’ épure (le plus souvent, Tomita pose son cadre et laisse faire le plan-séquence) n’interdit pas une sorte de magie surréaliste, l’action, les gestes évoquant des manigances absurdes, survenant toujours dans le mauvais décor (les scènes de chantier, notamment, prennent un tour burlesque vraiment drôle). C’est sans doute ce qu’il y a de plus appréciable dans Saudade : la tentative modeste d’inventer les formes d’un nouveau cinéma social.

Plus encore qu’à un dispositif malin, la mise en scène s’apparente d’ailleurs à une installation par moments laissée à l’abandon, avec l’idée fixe de laisser toujours assez d’air au jugement propre du public. C’est le danger du film : la politique du cutsans cesse repoussé, du plan prolongé ad nauseam paraît effrontée, parfois superflue (le film fait 2h45). La répétition, on le comprend, cherche à ancrer dans la quotidienneté les multiples non-dits sociaux du Japon : les tensions se répètent mais se heurtent à une ignorance tenace. Si elle risque donc d’enrayer le film, il faut reconnaître que cette temporalité donne sa force à la polyphonie : elle laisse l’impression de stases vécues à l’identique par les multiples clans, portés par la même vague languide, mais entêtés à s’ignorer.