Avant tout, dissiper un malentendu probable : Samson et Delilah n’a rien d’une transposition de la légende biblique avec le bush australien comme seule excentricité de transfert. Exempt de tout prosélytisme, le titre n’a d’autre rôle que dépeindre la qualité principale du film : s’astreindre à un (beau) portrait de deux jeunes tourtereaux. Le film a remporté la dernière Caméra d’Or cannoise. Difficile de contester un tel choix, tant celui-ci a récompensé très justement cet alliage valeureux entre volontarisme ingénu des premières œuvres et maturité d’une mise en scène ténue et éthérée.

Le film s’ouvre comme une boutade beckettienne : une communauté aborigène, au beau milieu du désert de l’Australie du Nord, où vivent Samson et Delilah, deux ados dont le quotidien semble interminable. Lui erre dans les rues en quête d’occupation, se shoote aux vapeurs de pétrole pour oublier sa monotonie. Elle vit avec sa grand-mère quasi centenaire qu’elle materne comme sa fille, l’aidant à peindre ad nauseam des tapisseries constellées uniquement de points prisonniers de cercles. A l’image du motif, les séquences quotidiennes se succèdent et se copient : chaque matin, les frères de Samson se réunissent en un improbable groupe de rock et entament la journée en répétant mécaniquement une seule et même mélodie. Ce chant du coq, supposé réveiller le village à coups de « poum-tchak », ne fait que plonger l’univers (et l’attention) dans une torpeur somnambule.

Le roboratif semble empoisonner le récit, comme ébaubi lui aussi par les effluves d’essence humées par le jeune héros. Tout est à ce point ensuqué qu’on appréhenderait presque un hommage inconsidéré à Tati. En bonne fable initiatique, le film puise pourtant sa force dans cette incursion languide de l’œil dans un environnement détraqué par l’oisiveté. En marge d’un cycle pesant, les deux héros se tournent autour, dans la feinte de l’ignorance, qui n’a de cesse d’exacerber les taquineries de l’attraction-répulsion, commune au bourgeonnement des idylles adulescentes.

Une rupture traumatique (la mort de la grand-mère, le rejet de Samson par ses frères) survient malgré tout. Le duo devenu couple devient paria pour crime de lèse-routine et se retrouve fugitif. La rupture adolescente s’amorce comme une syncope de rythme : le film s’extirpe de son cocon pour connaître une métamorphose confondante de beauté. On attendait Godot, Gus Van Sant est arrivé à la place. Les deux fugitifs, privés de toute cellule familiale, rejoignent Alice Springs, la capitale de la région. Passage à l’urbanisme, changement de ton, le social fait surface avec ses désillusions grinçantes. Samson et Delilah n’ont pas non plus leur place dans un univers urbain qui se prétend oasis de civilisation dans le désert mais demeurant hermétique à toute solidarité. En oxymore, la seconde moitié du film préfère le chemin de traverse à la boucle, la fugue crissante au refrain ouaté. Comme régénérée par une hibernation forcée, la mise en scène se fend alors d’une virtuosité inouïe : les plans se resserrent et isolent les visages dans une confusion de sens, le regard abandonne sa langueur initiale pour des accès de frénésie comme autant de morceaux de bravoure (l’accident pédestre).

Thornton évite l’écueil consensuel du portrait misérabiliste de jeunesse et ses tentations du tout-psychologisant. Ses créatures conservent une part de mystère, que la caméra n’essaie jamais de violer, préférant capter des bribes comme des sursauts de confession. Si le constat social s’accompagne d’une amertume sincère, le salut reste toujours à portée de dénouement pour les deux amants maudits. Sous couvert de traiter de l’errance d’une jeunesse aborigène brimée, Samson & Delilah aurait pu se fourvoyer à se proclamer charge contre la mauvaise conscience post-colonialiste australienne. Fort heureusement, le loyalisme du cinéaste envers son idée primaire (l’affection indéfectible pour ses personnages) porte en grâce la fragile embarcation et impose Warwick Thornton (lire notre entretien) en singulier orfèvre des incandescences juvéniles.