Mini-révolution : Claude Lelouch a tourné ce polar à tiroirs sous le sobriquet d’Hervé Picard pour fuir la pression et l’insuccès chronique qui le frappent depuis Hommes femmes mode d’emploi. Mouais, on comprend mieux ce qui l’a tourneboulé ainsi en voyant le résultat final, brochette de séquences réversibles où celui qu’on prenait pour le méchant est en fait super gentil mais pas que. Imposture, pardon, magie, tours de passe-passe, pouvoir hypnotique et mystificateur du cinéma. Rien de neuf donc, au pays des hasards et des coïncidences. La noirceur lelouchienne se termine en chabadas, la vérité sort toujours des plateaux télés (après Gildas et Sabatier, Serge Moati entre dans l’oeuvre du maître), on philosophe par maximes popus ou contrepèteries gentillettes, et les gentils, pas si simplets, gagnent toujours à la fin.

Pour paraphraser l’ami Claude, Roman de gare est le nouveau Lelouch, mais n’annonce pas de Lelouch nouveau. Hervé Picard, c’était juste pour rire, d’ailleurs le sobriquet mythique a bien sa place sur l’affiche. Pitchons un peu : d’abord, il y a l’histoire de Judith Ralidtzer (Fanny Ardant), une dame avec une voix grave et un regard mutin (le cinéphile futé a bien compris : nous sommes en présence d’une femme fatale) qui passe chez Moati promouvoir son nouveau roman (Bernard Werber est invité, mais il n’a pas le temps de parler). Non, elle est d’abord en garde à vue (scène en noir et blanc), elle évoque la genèse de son avant dernier livre (« Roman de gare ») dans un vignoble bourguignon (ah la couleur arrive !). Et pouf, la radio annonce la cavale d’un tueur-violeur-pédophile hyper dangereux. Alors Hervé Picard pose sa caméra sur sa Citroën, grille tous les feux rouges et met du Gilbert Bécaud à fond les basses.

Gros plan sur le conducteur, Dominique Pinon. Vu sa gueule cassée et considérant le fondu enchaîné qui unit évasion mystérieuse et excès de vitesse, on peut déduire que l’évadé du Nevada, c’est lui, sans aucun doute. D’autant que, sur une aire d’autoroute, il fait un tour de magie à une gamine, procédé bien connu du monstre en fuite, avant de ramasser une coiffeuse qui se fait plaquer en direct. Il la joue gentleman malheureux, phrases à double tranchant et tout (« vous voulez faire un tour dans les bois ? », lui balance-t-il au cours d’un arrêt vomi). Elle lui avoue sa midinette attitude et son fol amour pour les bouquins de Judith Ralidzer. Il répond qu’il est son nègre, mais qu’il déconne, enfin pas tant que ça, d’ailleurs cette escapade lui inspire sa nouvelle histoire. Mais c’est pas tout, il y a de la route à faire. Le couple se rend chez la famille de la fille, des paysans comme on en fait plus. Sur demande de sa co-voiturière, Pinon passe pour le fiancé (ils simulent un coït pour rassurer maman), mais pourrait bien le devenir en vérité. Ça se poursuit au large de Cannes (cinéma, cinéma) avant de se conclure dans la même Arche de Chichigneux où l’on ne revient plus du tout par hasard. Voilà.

Puisque l’intérêt dramatique de Roman de gare repose sur un truchement d’identité aussi mystérieux que Claude Lelouch s’appelle Hervé Picard (la preuve : on ne le voit pas se filmer dans un miroir avec du Nicole Croisille en fond sonore), autant s’occuper en sondant la garniture du film. De toute évidence la peinture sociale, d’une violence inouïe, remet en cause le soi-disant humanisme dont le cinéaste se flatte volontiers. Lelouch ne coupe pas les cheveux en quatre : quand il filme la paysannerie, il montre un gourbi moyenâgeux, des pécores improbables qui mangent le rata à même la gamelle et se chauffent au poêle. Là encore, l’irrésistible effet Hervé Picard : à la suspicion primaire des ploucs (ou la candeur des flics, des employés, des coiffeuses…), Lelouch appose l’émouvante naïveté du spectateur et lui oppose sa naïveté propre, celle du conteur à grosse plume, du théoricien ès manipulation qui aurait découvert De Palma ou le Cluedo la semaine dernière. Roman de gare cultive au moins ce mystère : ne jamais choisir entre le pathétique ou le détestable.