Réussir sa vie : derrière cet ambitieux programme se cachent en fait trois films courts, trois jalons d’une oeuvre jeune et néanmoins déjà bien identifiée, pour qui écume les festivals de courts métrages. C’est une oeuvre, pas de doute. D’abord parce que, s’avançant avec la promesse de leur radicale singularité, ces films en effet ne ressemblent à rien sinon à eux-mêmes, et à celui qui les a fait. Ensuite parce que lui, l’auteur, nous le certifie : pour rallonger la sauce et faire entrer ce programme à triple entrée dans le format d’un long métrage, il apparaît en personne, façon cinéaste au travail dans un bonus dvd, dans une poignée d’interludes hilarants appliquant au cinéma lui-même la mécanique absurde et pince sans-rire qui, dans les courts métrages, dissèque déjà le monde de l’entreprise, du commerce, de l’université. Le cinéaste s’appelle Benoit Forgeard et avant de s’engager sur la voie du rire arty, il a fait ses gammes aux Beaux-Arts et au Fresnoy. Son talent se mesure d’abord à sa capacité à concevoir des pitchs du type : « Sur le chantier d’un parc d’attractions consacré aux animaux morts dans la conquête spatiale, les ouvriers de la société Lovermann sont en grève » (Laïkapark épisode 1) ; ou alors: « Steph décide d’annoncer une grande nouvelle à son compagnon, Flippy, l’ours vedette des céréales Flip’s. Mais que pensera Flippy de son projet d’intégrer une école de ninjas au Japon ? » (Respect) ; ou encore : « La sublime Jackie, reine de l’érotisme, subit une opération qui la laisse avec un anus artificiel. A son retour, elle affirme son intention de poser nue à nouveau » (Coloscopia).

Ici, une compagnie de télécom booste ses ventes en forçant ses clients à traverser nus des stades de foot (La Course nue), un VRP falot se perd en Bretagne et échoue dans la villa d’un Alain Souchon ventru et libidineux qui le prie de bien vouloir l’ensouchonner (Belle île en mer), et une étudiante accueille dans sa chambre de cité U un réparateur informatique qui s’est fait tatouer un par un les poils de Chewbacca. Les films sont, dans l’ensemble, aussi drôle que les pitchs, parce qu’ils partagent avec eux le secret d’un humour qui ne doit son efficacité qu’au sérieux absolu, et absolument laconique, avec lequel on l’énonce. Ils sont aussi, fatalement, inégaux (Belle île en mer est probablement le plus réussi), c’est le risque du film à sketches, qui invite à comparer sans cesse les mérites de ses parties. Cette forme, d’ailleurs (dont la fumisterie est parfaitement assumée : trois courts = un film à sketches = une sortie en salles), fait courir un autre risque à l’imaginaire plutôt frais de Forgeard : celui de replier ce foisonnement sur la forme limitée d’une simple boîte à idées, une gratuite pantalonnade pour hipsters à ranger au rayon des anciennes performances télé d’Edouard Baer (une parenté, pas du tout déshonorante, s’impose avec, par exemple, le Centre de visionnage).

Ce serait dommage, et surtout ce serait voir les films un peu vite, manquer ce qui les travaille derrière l’immédiateté de leur sens comique. D’abord une forme de malaise qui point au bout des situations et finit toujours par pousser les pitchs dans un fossé glauque, bizarre, assez inconfortable – en cela Forgeard s’y prend un peu comme Dupieux pour sauver le rire français. Ensuite un vrai souci, qui est le versant art contemporain du travail de Forgeard, d’offrir finalement une photo assez exacte du contemporain, tel qu’il se parle. Réussir sa vie est plein d’un vide qui est celui de toutes les novlangues (celle de l’entreprise, de la technologie, de la pub) qu’il réunit ici en un idiome dont l’absurdité n’est que le reflet parfaitement fidèle de langue parlée par l’époque. Et ce, sans jamais céder à l’appel de la parodie, simplement en poussant l’époque juste un peu plus loin vers l’horizon qu’elle se donne. Guettons donc la sortie du premier vrai long métrage de Forgeard. Il devrait s’appeler Gaz de France, et se passer dans les sous-sols de l’Elysée, dans un ancien abri anti-atomique reconverti en débarras.