C’est un film étrange, assez difficile à circonscrire, qui joue lui-même de cette indécidabilité, s’ouvrant sur dix bonnes minutes de discussions auxquelles on ne comprend strictement rien. De quoi s’agit-il ? D’un film en train de se faire. Et encore, on l’apprend en cours de route. La route, le voyage, les trajets, voilà une bonne manière de monter dans ce train. Après ces dix bonnes minutes de brouillard, Emmanuel Carrère arrête le film pour nous expliquer : où est Kotelnich, ce qu’il est venu y faire, qui sont les gens qui parlent, qui sont ces prénoms (Ania, Sacha). Pourquoi kotelnitch, cette ville située aux pieds de l’Oural, à 800 km de Moscou, est le terminus. D’Emmanuel Carrère, on sait qu’il est un romancier à succès dont certains des livres ont été portés sans trop de bonheur à l’écran (La Classe de neige par Claude Miller, L’Adversaire par Nicole Garcia). On peut savoir aussi qu’il est le fils d’Hélène Carrère d’Encausse, et qu’à ce titre on pourrait imaginer un film-pèlerinage auprès des racines. Mais pas du tout, ou du moins pas si frontalement. Tout commence par un projet de reportage pour la télévision, sur le destin surréaliste d’un soldat hongrois enrôlé à 19 ans par la Wehrmacht, fait prisonnier par les Soviétiques, enfermé en prison (à kotelnitch), oublié (il ne parlait que le hongrois), considéré pour mort par les siens, jeté dans un asile. 55 ans plus tard, il retrouve sa famille, il a 75 ans. Cette histoire et ce reportage ne sont pas le prétexte du film. Ils sont, au même titre, que les autres, des événements, dont l’appartenance au monde exige qu’ils soient regardés. Carrère poursuit l’explication : à kotelnitch, il fait la connaissance d’une fille, Ania, francophone, et de son ami Sacha, représentant local du FSB (ex-KGB) qui refuse paranoïaquement de se faire filmer. Ania semble romanesque, elle parle d’espions. Carrère retourne la filmer mais, quelques temps plus tard, elle est devenue mère de famille, banal. Déception. Un dernier événement, tragique celui-là, est relaté : Ania et son bébé on été assassinés à la hache par un fou. Alors Carrère revient, une nouvelle fois, 40 jours après le drame, délai -dit-on chez les Orthodoxes- avant l’assomption de l’âme.

Même si Carrère est très présent à l’image, Retour à kotelnitch est un film humble où se partage démocratiquement les images, les récits, les sentiments de chacun. Par cette attention constante au réel (un peu dans la lignée de Jean Rouch, qui vient de mourir…), qui fait que l’événement commande jusqu’à l’existence du film (s’il ne se passe rien, on filme ce rien, on s’ennuie un peu, on attend ou on arrête), et surtout par la manière dont le récit intime, l’écriture de soi aussi bien que la lecture du roman familial, s’inscrit en douceur dans l’espace des autres et dans l’espace du film lui-même, se fond en lui. La multitude d’histoires présentes, enfouies, imaginaires ou incompréhensibles se mêlent à l’incertitude de l’instant lui-même, dans ce rapport un peu arrosé (on y boit beaucoup de vodka) à la caméra, où l’opérateur est régulièrement apostrophé. Le plus beau, dans le film, est la façon dont tout (jusqu’à l’histoire personnel et les sentiments de Carrère) trouve sa place, s’imbrique, jusqu’à produire par advenir pur, une sorte de W. ou le souvenir d’enfance -toutes proportions gardées-, des récits parallèles qui convergent d’eux-mêmes vers un territoire personnel, discrètement universel. C’est aussi pourquoi le cinéma nous touche, parce que les histoires des autres sont aussi les nôtres.