C’est d’Israël que nous parviennent probablement les images les plus justes et les plus objectives du conflit. Après Checkpoint de Yoav Shamir l’an dernier, voici donc Pour un seul de mes deux yeux, nouveau documentaire qui ajoute à la teneur ultraréaliste des documents filmés (du pris sur le vif autrement moins ambigu que dans le récent Paradise now) plusieurs propositions décisives. A l’enchaînement brut de rushes pris en divers checkpoints du film de Shamir, Mograbi ajoute plusieurs effets de décalage et une mise en perspective non moins passionnante. En convoquant les mythes de Samson et Massada tout d’abord, filmant divers touristes israëliens dans leur rapport à l’histoire et au pays. En prenant une décision incongrue ensuite, choix sur le fil de filmer une conversation téléphonique entre lui, le cinéaste, et un Palestinien vivant dans la misère des territoires.

Tout cela crée un film étrange, dont le risque évident serait de tendre au kaléidoscope (toutes les voix, dans chaque camp, représentées dans le film, jusqu’à la scène sans fard du concert d’extrémistes juifs). Mais Mograbi, grand cinéaste, tend le film comme une flèche et l’empêche de flotter dans cette constellation anarchique de paroles et de voix, ouvrant par une construction rigoureuse à la notion de recueil : recueil historique et géographique de traces du contemporain qui, mises ainsi en perspective et en mouvement, agissent comme parade contre la simplification et le manichéisme dont les médias font preuve pour résumer le conflit israélo-palestinien. Pas le moindre doute ici quant à a situation tragique des Palestiniens, filmés dans la frontalité des humiliations quotidiennes, mais simultanément cette apport d’une ambiguïté féconde : par la multiplicité des paroles, mais aussi par ce retour constant du film vers le questionnement de la démocratie.

Lorsqu’il s’approche des recrues de Tsahal, le cinéaste joue de son statut citoyen et pousse les questions du droit et du non-droit dans leurs ultimes retranchements : attentes grotesques de missives ou d’informations confirmant ou infirmant l’interdiction de filmer les checkpoints, silences lourds, explosion des nerfs, rupture soudain quand se confirme son droit d’être là, en train de filmer, spectateur de sa propre impuissance à intervenir (la séquence de la fin). Beau film sur cette impuissance, justement, à rendre la complexité d’une situation qui dépasse avant tout ses garde-fous, et qui plutôt que de se rendre à la réduction, préfère plonger dans un abîme de questionnements ouverts sur la nuit : cette complexité questionne force et faiblesse de ce qui fonde, envers et contre tout, un espace démocratique -précieux détail qu’on a souvent tendance à occulter. Le choc du Festival de Cannes 2005.