Comme Bartleby, le scribe consciencieux d’Herman Melville, Leos Carax préférerait ne pas. Ne pas se montrer. Ne pas expliquer. Ne pas répondre. Cette logique d’effacement lui colle certes l’emmerdante étiquette d’auteur autiste mais lui évite aussi bien des compromissions avec les vulgarités de l’époque. Leos Carax déclare aujourd’hui qu’au moment de la sortie des Amants du pont neuf, il y a huit ans, alors qu’une presse louangeuse saluait le génie caraxien quand d’autres stigmatisaient avec violence la vanité de l’artiste lunaire, aucun projet n’était plus fort pour lui que son « dégoût du cinéma ». Pola X, son dernier film, qui représente la France au 52e festival de Cannes, se ressent constamment de ce dégoût-là. Comme si faire ce film constituait pour Carax un acte par défaut, un acte manqué. Comme s’il avait préféré ne pas le faire. Au final, Pola X ressemble à un film contraint, qui suit mollement un scénario banal et banalisé, qui ne laisse jamais aux acteurs que des idées désincarnées de personnages. On n’y retrouve rien de ce qui touchait chez le Carax de la fin des années 1980, cette saisie poétique du réel, ce surréel qui émergeait de trois fois rien : un macadam trop chaud pour traverser la rue, un jongleur de primeurs, une course folle sur un David Bowie… Rien ici ne rappelle ce huis clos sensoriel qu’était son cinéma.

La trame de l’histoire, inspirée d’un roman de Melville, Pierre ou les ambiguïtés, ne donne lieu qu’à la succession laborieuse de trois blocs narratifs, censés rendre compte de l’évolution de Pierre (Guillaume Depardieu) mais qui renvoient à des projets de cinéma si différents qu’on se demande s’ils ont été mis en scène par le même cinéaste. Le premier bloc -la vie de Pierre au château- rappelle un film d’Ivory (au mieux), un film de Wargnier (au pire) : plans d’ensemble des bâtisses monumentales baignés par une musique symphonique omniprésente, promenades des amants dans les prairies ensoleillés. On est au bord du ridicule mais l’on se dit que Carax s’est mis au vert, qu’il prend des risques et que tout compte fait, mieux vaut évoluer dans cette Mère Nature que retourner une fois encore dans le Quartier latin. On mise alors sur la suite. Mal nous en prend. Le deuxième bloc -Pierre et Isabelle s’enfuient à Paris- illustre le parti pris bancal de Carax dans le traitement de son sujet. Depuis Les Amants du pont-neuf, Leos Carax ne s’est pas départi de la conviction qu’on peut rendre compte des questions sociales et politiques les plus graves -ici, la question des réfugiés- en poétisant le réel dans lequel évoluent les personnages.

Ainsi, le motif romantique qui unit Pierre, l’aristocrate à Isabelle, la femme en noir se superpose maladroitement au motif politique unissant Pierre le nanti et Isabelle, la réfugiée abandonnée, pour donner à voir le ratage esthétique de l’amour romantique (trop fabriqué) et le traitement dérisoire de la misère des exilés politiques (trop annexe). Enfin, le troisième bloc -Pierre et Isabelle se retirent du monde- figure, par une métaphore un peu appuyée, l’impuissance de Carax créateur. La critique de Pola X, c’est Carax lui-même qui la fait à travers la tristesse de Pierre. Voyez seulement à la fin du film comment un éditeur qualifie les cent pages que Pierre a écrit depuis qu’il s’est retiré du monde. Pola X est peut-être surtout un film sur l’impuissance et l’erreur des errances.