Un documentaire sur un super accordeur de piano : hormis les profs d’écoles de musique, le pitch de Pianomania rebuterait n’importe qui. Et pourtant, le film s’impose certainement comme la première bonne surprise de l’année. Le pire, c’est que Pianomania n’en demeure pas moins un documentaire sur un super accordeur de piano : Stefan Küpfler, quadra jovial qui pointe chez Steinway à Vienne et qui prépare les instruments des plus grands virtuoses de la planète. Une sorte de garagiste de génie qui mesure, tend, démonte, recolle les entrailles des machines, en quête du son parfait, calé sur les caprices de ses clients. À Lang Lang, chinois à crinière jouant très physique, il faut un piano « dur » et un tabouret renforcé. Jamais pervers, Pierre-Laurent Aimard est beaucoup plus casse bonbon : il lui faut tout et son contraire, la souplesse du piano 412, l’intensité du n°517, l’onctuosité de la salle Duchmoll.

Garagiste, à peine plus. La force du film repose sur le fait qu’il s’en tient justement là, distinguant le génie de Stefan du génie de l’artiste. La technique est considérée comme une séquence d’une autre nature, complémentaire du temps de la création, et symétrique. Il faut voir les instructions dictées par les pianistes à l’accordeur, vocable de ressenti à la fois très personnel et très abstrait, souvent flou, traduit en actes concrets par Stefan : un marteau dont il change le feutre pour « arrondir » le son, ou « l’étirer » sans qu’il perde de sa « puissance », des volets en verre posés sur le piano afin de moduler la trajectoire des ondes dans la salle d’enregistrement. De la mécanique, rien que de la mécanique, dévolu à traduire la sensation d’un autre cerveau que le sien. Le désir de perfection n’est demeure pas moins aussi névrotique que celui qui hante le pianiste.

Une quête qui, comme toute activité passionnelle, tresse l’obsession à la souffrance. Seulement voilà : interrogé sur sa vocation, Küpfler avoue qu’il a viré accordeur parce que le perfectionnisme du pianiste confinait à la maladie mentale. D’un point de vue strictement névrotique, il n’a rien gagné au change, sinon de partager sa névrose, ce qui n’est pas rien – la réciproque n’étant pas vraie, puisque le pianiste vampirise tout, demandant à ce qu’on le laisse seul avec son piano. Le film insiste beaucoup là-dessus, sur la simplicité du bonhomme au travail, sa vie quotidienne pas si éloignée, dans la forme, d’un commerçant de proximité sympa : ses allées et venues en camionnette, ses petits conseils prodigués gratos aux pianistes, son quatre-quarts préparé par sa femme qu’il rapporte au boulot. Plus qu’un hommage aux petites gens du spectacle, Pianomania est une alternative quasi idéale à la vie d’artiste : le génie et l’exigence y sont comparables, mais l’existence beaucoup plus pépère.