Chro_ Le plus surprenant dans votre livre est que, si la violence y est première, et commence avec les exactions romaines, elle y est aussi dernière. Vous refusez finalement à Jésus, en dépit de son message, son statut d’icône non-violente : au dernier moment, il en appelle à l’épée…

Paul Verhoeven : La violence ne s’arrête jamais. J’ai vécu mes premières années sous l’occupation allemande, alors quand on commence sa vie comme ça… Jésus est d’abord un résistant. Le reste, c’est l’invention des Chrétiens. Je veux être honnête avec la vérité et la vérité c’est qu’il y a eu un combat au moment de son arrestation. C’est écrit dans les synoptiques (Marc, Matthieu et Luc à l’exception de Jean), il y est même fait mention d’un assaillant auquel un Romain aurait coupé l’oreille. Même s’il est présenté par les évangiles comme un homme de paix, aucun ne pouvait nier (et Marc n’écrit qu’une quarantaine d’années après) que ce combat avait eu lieu. Ils ont essayé de l’adoucir, bien sûr, mais ça ressemblait plutôt à un film de Mel Gibson !

Jésus est d’abord un résistant. Le reste, c’est l’invention des Chrétiens.

Cette violence n’est pas seulement physique, elle est aussi l’affaire des paroles proférées…

PV : C’est là d’abord une violence propre à tout mouvement sectaire, qu’il s’agit de fonder à l’image d’une famille, à l’exclusion du reste. Lorsque Jésus déclare à tout aspirant disciple que s’il n’est pas capable de haïr son père ou sa mère il est indigne de le suivre, on est dans cette violence-là ! Mais c’est aussi une violence nécessaire en regard de celle qui est combattue : il fallait répondre à l’extrême brutalité du joug romain. Si vous regardez le film de Pasolini, L’Evangile selon St Matthieu, Jésus s’y montre particulièrement agressif dans ses paroles. C’est qu’il faut voir d’abord en lui un révolutionnaire (il montre la couverture de son livre, qui représente Che Guevara ceint d’une couronne d’épines), quelqu’un qui refusait avec la dernière vigueur l’occupation romaine. Ce qui explique l’agressivité de sa foi, c’est qu’il croyait fermement que le Royaume de Dieu allait venir les libérer, que c’était même l’affaire d’un mois ou deux. Alors, quand il a réalisé que ce ne serait pas le cas… Tout cela a été proprement effacé par les Ecritures. Le Jésus historique a été remplacé par le Fils de Dieu.

Vous n’allez pas jusqu’à voir de la folie dans cette foi (un temps) inébranlable, ce qui serait une manière de rendre complètement Jésus à son état d’homme…

PV : Je précise à toutes fins utiles que Jésus n’a jamais prétendu être « le fils de Dieu ». Pour lui, il n’en était que le « doigt ». Simplement, il se croyait guérisseur par sa Grâce, pensait tout au plus qu’en lui Dieu s’exprimait. Mais même de ça Jésus a douté, il le disait avec prudence, ne faisait que le supposer. A mon avis, c’est Matthieu qui a remplacé sciemment la mention première du « Royaume de Dieu » par celle du « Fils de l’homme ». Ce qu’il faut comprendre, c’est que bien loin d’être des miracles, ses guérisons étaient des exorcismes.

Et vous insistez, là encore, sur la violence de ces exorcismes.

PV : En effet, et cette violence là a encore été gommée par la suite. Beaucoup croyaient Jésus fou dans ces moment-là, surtout sa propre famille, dont Marc nous informe qu’elle a fait le voyage jusqu’à Capharnaüm depuis Nazareth pour venir le chercher. Il faut comprendre qu’alors Jésus entrait dans une colère noire, qu’il éructait, à seule fin de chasser le démon quand on pouvait croire qu’il s’en prenait au pauvre malheureux qu’il voulait soigner ! Mais Jésus n’était pas fou, je n’ai jamais pensé cela. Il faut tenter de se projeter dans l’état de l’esprit qui régnait à l’époque pour comprendre. La venue du Royaume de Dieu était dans toutes les têtes.

A vous lire, le doute qui finit par rattraper Jésus au moment où il commence à être activement recherché semble presqu’aussi important pour vous que sa foi.

PV : Bien sûr. Le royaume de Dieu ne venant pas, la désillusion prend alors le pas sur le reste et il prend la fuite. Il est clair qu’à ce moment, il ne veut pas être arrêté. S’il finit par retourner à Jérusalem, c’est qu’il a pu penser que Dieu avait changé ses plans, et qu’il lui fallait mourir. Prosaïquement, mon idée, c’est qu’il croyait qu’on allait torturer son ami Lazare ; il choisit alors de revenir se livrer pour lui éviter la mort. Lorsqu’il arrive et découvre que c’est trop tard, c’est alors qu’il doute le plus fortement, qu’il en vient à l’idée du suicide, en même temps qu’il veut continuer la résistance. D’où l’appel aux armes, in extremis.

Parlons du film que vous pourriez en tirer… La première question qui se pose est celle des paraboles. Vous dites qu’il faut les prendre au pied de la lettre, n’y surtout pas voir de métaphores. Faudrait-il dans ce cas les laisser dans la bouche de Jésus ou bien les montrer ?

PV : Bien sûr que je les montrerais ! Je m’y prendrais comme je m’y étais pris avec les inserts sous forme de reportages dans Robocop et Starship Troopers. Je quitterais ainsi la narration pour de temps en temps illustrer, parmi les paraboles, celles que je considère les plus importantes. En particulier celle du Bon Samaritain, qui exprime le mieux l’un des messages les plus essentiels de Jésus. On y voit deux hommes, un prêtre juif et un serviteur du Temple qui passent leur chemin dès qu’ils aperçoivent un des leurs, laissé pour mort sur le bord de la route. S’arrête un Samaritain qui lui donne à boire puis le charge sur sa monture pour s’enquérir d’une auberge. Si vous remplacez « Samaritain » par « Palestinien » et les deux hommes par un prêtre orthodoxe et un membre du gouvernement israélien, vous obtenez une équivalence claire des forces politiques en jeu dans cette parabole. Elle porte ainsi l’idée de compassion, indépendamment de toute considération sur l’identité de celui qui en a besoin. Si j’arrive à monter le film, ce serait précisément autour de cette idée, la plus révolutionnaire.

Pour les paraboles, je m’y prendrais comme pour les inserts sous forme de reportages dans Robocop et Starship Troopers.

A propos de cette parabole, vous écrivez qu’il ne faut pas alors se mettre à la place de la victime, comme tant de commentateurs nous invitent à le faire…

PV : Jésus ne voulait pas que l’on aie le point de vue du Juif sauvé par son ennemi. Au contraire, il refuse l’identification. Le besoin d’identification est trop propre au cinéma américain pour convenir à la vision de Jésus… Pour y être fidèle, je suivrais les trois hommes, l’un après l’autre (il mime la scène avec ses doigts), en plan large, il faudrait que l’on voie la route. C’est à l’ensemble de la parabole qu’il faut s’identifier. A la limite, Jésus m’intéresse moins en lui-même que ses paraboles. Elles représentent la matière de ses idées, leur incroyable force pionnière. Elles viendraient donc régulièrement ponctuer la narration. Après, je vous rassure, ce serait aussi un péplum violent ! Simplement, s’en tenir à ça serait manquer la raison pour laquelle je ferais le film.