Il faut d’abord surmonter ce titre français qui, pensant adresser un clin d’œil à Kusturica, rappelle le pire de la comédie hexagonale. Car le film de Radu Jude est avant tout roumain, et de manière si appuyée qu’on en retrouve d’emblée tous les topiques grinçants. C’est toujours le même naturalisme de poche, cogné entre les murs des deux pièces cuisines de Bucarest et où s’étire patiemment le fil tendu d’une catastrophe. Ici, en l’occurrence, celle que vit Marius, jeune quadra divorcé, qui vient chercher sa fille pour l’emmener en vacances. Sauf qu’en l’absence de son ex-femme, il doit se confronter au nouveau compagnon de cette dernière, ainsi qu’à sa belle-mère, pour exercer le droit de garde qu’on lui conteste. Par crises successives, le film dessine alors le temps d’une demi-journée le glissement d’un homme dans les tréfonds d’une horreur existentielle. Il le fait surtout l’air de rien, sans jamais forcer sa dramaturgie ni abandonner sa politique du petit rire glacé, en un discret mais savant tour de force.

 

Ce tour de force qui révèle une science modeste mais assurée de la mise en scène, tient avant tout à la nature de son dispositif. À quelques scènes extérieures près, le long-métrage élève ainsi son architecture sur la simplicité de ses termes : un conflit d’adultes déroulé en huis-clos sous le regard d’un enfant. On songe ainsi par endroit à « Une séparation » de Asghar Farhadi, le film partageant avec lui une évidente maestria pour faire monter les tensions affectives et sociales à l’intérieur d’un espace domestique. Sauf qu’ici le cinéaste ne cherche jamais à dépasser les termes de son équation par l’implication de son spectateur dans un jeu spéculaire. C’est une croyance toute différente qui l’anime, et que le film sollicite avec un bel entêtement. Cette croyance, partagée d’ailleurs par toute la nouvelle vague du cinéma roumain, tient en un dogme, simple mais contraignant : le réel se donne toujours intégralement à l’intérieur du cadre.

La grande qualité du film est alors d’en tirer toutes les conséquences, en faisant de l’appartement bucarestois un champ magnétique de tensions morales. Asseoir son rôle de père, rejouer la comédie perdue de l’amour ou faire valoir sa qualité de rival, tout ici revient à ouvrir ou fermer des portes. Dans cet enchaînement d’hystérie affective propre aux scènes de déchirement conjugal, le cinéaste suit donc avec assurance la ligne d’un même emboîtement. Le monde s’ajuste dans une ville, la ville dans un appartement et l’appartement dans un cadre où se confrontent sentiments éruptifs et logiques protocolaires absurdes.

En dessinant sa topologie des sentiments le film enregistre ainsi la triste déflagration affective que provoque une séparation. Il donne à chacun des raisons de mal agir mais le fait jusqu’à détraquer la raison elle-même. Car c’est aussi là le petit miracle de ce film que de ne jamais juger ses personnages tout en appuyant sur leurs logiques aberrantes. Mécanique implacable de l’absurde, donc, qui repose sur les fragilités affectives de ses personnages et au premier rang d’entre eux, celles de Marius, dont le film est aussi l’Odyssée miniature. Le voyage d’un homme dont les blessures sentimentales finissent par suinter du corps sous le regard ironique des dieux. Car ce que Radu Jude signe avec la belle simplicité des dernières paroles concluant son film, n’est ni plus ni moins que l’ambition de rejouer nos mythologies antiques dans les cages d’escaliers de Bucarest.