Suite et fin de la séance : Nymphomaniac se termine et Lars Von Trier abandonne derrière lui le divan où, sous les traits de son héroïne nymphomane, il s’est allongé quatre heures durant. Quel bilan tirer de ces deux fois deux heures de cure intensive, qui auront vu l’artiste se débattre avec son mal en essayant de réduire le monde à une série d’équations ? Sous l’angle du cinéma, la somme de tous ces calculs est vite trouvée – approximativement : la tête à Toto. Sous l’angle du documentaire sur l’inspiration de LVT (et le film, lardé de citations de l’oeuvre entière, ne se cache pas de cette ambition), le diagnostic, est, il faut l’admettre, intéressant. Mais avant d’y revenir, reprenons la calculette. Parce qu’au moment de faire les comptes, il faut reconnaître à ce second volet d’avoir su glisser, au milieu de son addition d’inepties, un moment vraiment inspiré. Moment significatif aussi, qui est à la fois l’acmé et l’envers du reste du film.

Puisqu’elle ne sent rien et que l’orgasme reste introuvable (sinon comme souvenir d’une extase mystique qui l’avait emportée fillette, dans un champ), Joe la nymphomane essaie la manière forte. Soit : un autre divan (de toute façon, ici on s’allonge moins pour baiser que pour parler, interpréter, associer, en une métaphore assumée du travail analytique), mais gouverné par un maître taiseux qui ne manie que la cravache. Annoncée comme le segment le plus sulfureux du film, cette parenthèse masochiste, bel et bien érotique, est surtout la seule à construire véritablement une scène, et à faire exister le personnage en lui donnant ce dont partout ailleurs il est privé : du temps (dans ce film obsédé par le récit, c’est le seul moment à raconter vraiment quelque chose), du montage, du désir, de la peur, et in fine de la morale (l’enfant qu’on abandonne pour se soumettre à son désir, conflit traité avec une étonnante justesse, malgré le travail de sape d’un clin d’oeil parodique à Antichrist). Libérés l’un et l’autre de leurs résistances (le kaléïdoscope culturel s’éteint provisoirement, après qu’ont été cités avec un empressement comique Wagner, Messaline et la putain de Babylone, le paradoxe de Zénon et Beethoven), le personnage et le film jouissent enfin, d’avoir pu rencontrer un peu d’intensité. Qu’il ait fallu en passer par des coups de cravache pour trouver cette épiphanie n’est pas plus une surprise (à moins de n’avoir jamais vu aucun film de LVT) qu’un problème (sur la peau rougie par la cravache, au moins le film a-t-il trouvé un peu de cinéma).

Mais pour l’héroïne comme pour le film, ce moment, bien sûr, était condamné à n’être qu’un hapax. Parce que le double portrait (Joe et Lars, main dans la main sur le divan) repose sur le diagnostic d’une commune impuissance. Le diagnostic du film est formel : l’un comme l’autre, héroïne et cinéaste, souffrent du même mal, qui les laisse insensibles face à une image. C’est l’origine du désarroi de Joe : face à un coucher de soleil, elle en voudrait plus, elle ne peut se contenter d’une beauté qui rayonne pour tout le monde sauf pour elle, qui ne sait pas la voir. Ne pas reconnaître la force intrinsèque des images, c’est en effet un problème pour qui veut trouver le plaisir dans ses fantasmes. Et c’est un problème encore plus préoccupant pour un cinéaste. Pour l’un comme pour l’autre, c’est un calvaire, l’enfer d’une stimulation harassante et condamnée à ne jamais s’éteindre, puisqu’il est impossible d’en jouir. L’héroïne voit des phallus partout (voir la scène de « désintoxication », assez drôle, où elle s’emploie à recouvrir le moindre objet saillant de son environnement), mais aucun ne peut la satisfaire. Le cinéaste s’inonde d’images, mais ce cumul ne suffit jamais parce qu’entre ces images, rien ne passe : à chaque image, tout est à recommencer. Alors : comment faire ?

C’est précisément le sujet du film : les incessantes stratégies déployées pour contourner cette impuissance, en même temps que le constat irrémédiable et mélancolique d’un échec. On le répète : ce n’est pas inintéressant en soi – à condition bien sûr d’avoir envie d’enfiler la blouse du thérapeute de LVT. Comment s’y prend quelqu’un qui a l’impression qu’une image ne dit rien, ou plutôt, quelqu’un qui ne l’entend pas parler ? Il renonce à être cinéaste pour devenir cryptologue : s’il n’y a rien à lire dans l’image, c’est donc que le sens est caché derrière – c’est que l’image est un chiffre. La vie sexuelle d’une jeune fille est aussi (elle est en fait) un prélude de Bach, une formule mathématique, l’histoire de l’église d’Orient ou le capuchon d’un carburateur automobile. Puisqu’il n’y a rien dans l’image, il y a aussi bien Tout – et donc: n’importe quoi. Cette grande chasse aux signes, qui est le loisir des aveugles s’imaginant clairvoyants, et qui fait le sel des couvertures du Nouveau Détective ou d’Horoscope magazine, est l’horizon rigolo quoiqu’un peu triste de l’oeuvre de Lars Von Trier, à qui il faut reconnaître le mérite solitaire de réconcilier Bergman et Jacques Pradel.

La mélancolie réelle de Nymphomoniac vient de ce que LVT, qui est à l’évidence quelqu’un de très perspicace, n’ignore ni cette impuissance (on pourrait résumer le film à ça : la complainte d’un cinéaste qui se découvre impuissant à filmer un carburateur), ni le ridicule des stratégies qu’il met en œuvre pour la contourner. D’où cette étrange masochisme qui lui fait, régulièrement, saper purement et simplement ses élaborations, en même temps que leur principe-même – par exemple quand la nymphomane se moque d’une énième association de son accoucheur Seligman. C’est étrange, et en même temps, tout de même, assez déplaisant – déplaisant de laisser ainsi derrière soi quatre heures de son temps, offertes malgré soi au narcissisme d’un auteur qui ne fait que semblant de le maquiller en nihilisme. Pour être resté impuissant face aux images, et n’avoir pas grand chose à raconter (ou alors tout, ce qui revient au même), LVT se retrouve aujourd’hui coincé dans un étrange recoin d’auto-analyse, qui devrait décourager d’avance tous ses exégètes.

Les deux volets de Nymphomaniac, ainsi, n’en finissent pas de documenter délibérément les rouages du système LVT. C’est-à-dire les deux formes que prend, chez lui, l’élan cryptologique du dévoilement. Forme cosmique : les Idées (toujours ramenées du ciel intimidant de la haute culture) pour faire parler les images, désespérément muettes ; le Grand Tout fourré dans le moindre détail comme on farcit un chapon pour Noël. Forme prosaïco-idéologique : la croisade juteuse et très actuelle menée contre le politiquement correct, voile commode et artificiellement posé sur des images qu’il n’y a plus qu’à dévoiler pour pouvoir se réclamer de l’héroïsme de celui qui n’a pas peur d’appeler un chat un chat. Y compris, et surtout, quand il n’y a en fait rien à dire ni à révéler derrière la censure à laquelle l’auteur hystérique s’est condamné tout seul. Il suffit de voir ici la scène qui réunit la nymphomane et deux Noirs athlétiques venus recouvrir le cadre de leur dialecte non traduit et de leurs sexes monumentaux. Que le film se penche sur ce fantasme pas tout jeune (la vierge blanche et les sauvages), pourquoi pas ? Sauf qu’on voit bien que tout l’intérêt supposé de la scène tient dans son audace autoproclamée à montrer ce qu’ailleurs on n’ose pas voir – ni dire, puisqu’ici on ne dit pas « Noirs » mais « nègres ». Au final, qu’est-ce que cette audace aura dévoilé ? Qu’aura-t-on dit ici qu’on n’ose dire ailleurs ? Que les nègres ont des grosses bites ?

De toute façon, Lars Von Trier ici gagne sur tous les tableaux, comme il gagne à chaque fois qu’il enduit ses films de son baume au souffre, pour pouvoir ensuite plaider le malentendu et faire valoir son héroïsme. Avec ces petites trainées de poudre qu’il balaie lui-même d’une main ostensible (Misogyne ? Non, féministe ! ; Antisémite ? Non, antisioniste ! Raciste ? Non, réaliste !), il s’assure une double clientèle : aussi bien les gogos qui crieront au scandale, que les gogos d’en face qui hurleront, eux, à la censure et à la langue de bois. Tout comme il y aura toujours des numérologues pour s’extasier, entre deux tirages de runes, de la bouleversante connexion de Lars Von Trier avec le Grand Secret du monde. Les autres, par exemple ceux qui s’intéressent au cinéma, pourront se consoler de ces quatre heures perdues en pensant aux couchers de soleil.