On ne se doit pas d’être un inconditionnel du cinéma indie-festivalier de Lou Ye (Suzhou river, Une Jeunesse chinoise) pour mesurer combien le leader de la sixième génération avec Jia Zhang-ke ne surjoue absolument pas son refus de toute compromission, risquant réellement sa peau de cinéaste à chaque tournage. Chaque image de Nuits d’ivresse printanière porte le poids de cette clandestinité à laquelle semble condamné le survivor de la nouvelle vague chinoise : banni jusqu’en 2011 par le Bureau du film chinois, l’auteur a filmé ce spleen d’une noirceur sans fond pour trois fois rien et à l’aide d’une petite caméra numérique dans les rues de Nankin, la capitale du Sud. Cette urgence sied particulièrement à son sujet, ronde affective déclenchée par une liaison homosexuelle entre un homme marié et un étrange séducteur. Comme une traînée de poudre, le récit se déploie en une sorte de traque sentimentale, prenant à son piège tous les personnages environnant le couple scandaleux, dans un jeu d’allers-retours évoquant une sorte de Jules et Jim hardcore et navré, à la douceur viciée.

Saisissant les élans du cœur comme une grande parade mortuaire, Nuits d’ivresse printanière laisse un goût de cendres à chacun de ses plans (les étreintes dans la cabane au milieu des bois, les petits matins blafards, la séquence de séparation sur une autoroute). Le film brille surtout dans sa manière de s’emparer d’un tabou (l’homosexualité dans la Chine d’aujourd’hui) en le désamorçant au profit d’un mélo aux puissantes lames de fond : ce marivaudage funèbre, cette façon de tisser la métaphore d’une hypothétique libération sexuelle avec celle, froide et désespérée, de l’économie de marché qui régit le pays sont autant de manières de renvoyer les personnage à leur insularité tragique (la scène de marche dans les bois, au début). Lors d’une scène de réveil, la caméra s’aventure en un mouvement inquiet vers l’extérieur, et le son s’épaissit dans une sorte de chaos murmuré (on se croirait alors chez Tsui Hark ou Grandrieux) : c’est dans ce genre d’instants que le naturalisme impressionniste parfois un peu facile de Lou trouve, sinon le pressentiment d’un obscur désastre ne disant pas son nom, la plus parfaite adéquation avec le désarroi de ses conditions mêmes d’existence.