Calé pile pour sortir en même temps que le sublime Tropical malady, le DVD de Blissfully yours est plutôt radin côté bonus (rien, exceptée une préface du toujours impec’ Philippe Azoury), mais on lui pardonne volontiers puisqu’il offre en guise de supra-bonus un film entier, celui qui a fait connaître Apichatpong Weerasethakul à une poignée d’heureux festivaliers à travers la planète, en 2000. Son titre, Mysterious object at noon, dit à lui seul de quoi il s’agit : objet mystérieux, qui se refuse à toute taxinomie tant ce qu’il raconte (une légende, une histoire) et comment il le raconte (une sorte de cadavre exquis à travers la Thaïlande) invite à se déposséder de tout lexique préfabriqué.

L’exercice habituellement appliqué aux premiers films -trouver ce qui est en germe et fleurira plus tard- n’a pas plus de pertinence : tout est là et ailleurs, dans un film qui laisse entière l’énigme de sa fabrication tout en levant, ça et là, quelques voiles (sur le tournage lui-même, mais aussi sur le principe du film : faire réciter, chacun à leur manière, des villageois, des enfants, deux sœurs sourdes et muettes, etc.). Sans pour autant faire de ce secret le seul carburant du film, ou son trésor. Sans résoudre quoi que ce soit, et d’ailleurs rien n’appelle la résolution, surtout pas ces images venues d’ailleurs, trouées étranges qui ne réclament rien, n’exigent pas, sont simplement offertes. Qu’on se le dise, Apichatpong Weerasethakul n’a rien d’un petit malin arty conscient de ce qu’il faut jouer de tours de passe-passe pour épater le cinéphile intello en mal de découverte. Au contraire, tout chez lui est spontanéité, désir, légèreté. Tout sauf rigide, le dispositif, même quasi insaisissable comme celui de Mysterious object at noon, n’a rien du gage, de la garantie : il est avant tout la trace d’une inquiétude généreuse qui peu à peu se mue en murmures et chuchotements (les bancs titres, comme dits à l’oreille), est consolée par une pensée magique. Pensée magique et pensée du cinéma, et pourtant rien chez le cinéaste ne relève de l’exercice de style ou du programme, c’est là sa plus grande force.

Différence majeure, évidente par rapport aux films suivants : le recours au noir et blanc et au 16 mm qui au premier regard paraissent éloigner le film des rêveries chlorophylles de Blisffully yours et Tropical malady. Le récit étrange de ce petit garçon infirme, de sa professeur et d’un autre garçon tombé du ciel (d’un « mysterious object »), cette histoire telle qu’elle parcourt le collier des récitants, se donne aussi dans une forme documentaire granuleuse, d’une sophistication évidente et en même temps complètement éthérée. Et là, en passant, l’image d’enfants nageant dans l’eau lourde, semble-t-il, d’une rivière, évoque très vite les Frères Lumières ou Le Fleuve de Renoir. C’est bien à ces hauteurs qu’il faut accrocher Mysterious object at noon, pour chanter l’absolue originalité du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, sa fraîcheur, la puissance réfléchie de ses intuitions, sa désarmante simplicité cachée.