Tours Mercuriales (celle du Ponant, celle du Levant, double vigie de verre funèbre hissée au-dessus de la porte de Bagnolet) ; pierres tombales dans un cimetière pour chiens ; pierres tombales dans un cimetière pour hommes ; mosaïque de jeux à gratter sur le comptoir d’un bistrot PMU ; mosaïque de tresses sur la devanture d’un salon de coiffure africaine ; palettes de pains à hamburger sur les étals d’un Quick ; poupée mécanique qui récite des sourates, voilée ; portraits de famille devenus illustrations de faits divers ; peintures municipales approximatives sur le béton nu d’une cité HLM ; couloirs de supermarché brûlés par les néons ; signalétique bleu roi des autoroutes : Aulnay sous Bois / Le Blanc Mesnil / Bobigny / sortie Romainville dans 250m.

Mercuriales, premier long métrage de Virgil Vernier, est d’abord la collection de ces natures mortes, traversées comme un seul et même décor par deux filles que leur âge rend légères, et leur ennui lourdes de plusieurs vies. C’est d’ailleurs ce que dit la plus volubile, à l’autre évoquant le job d’hôtesse qui les a fait se rencontrer au pied de la tour du Levant : ce job elle l’a depuis un an, mais cela lui en semble mille. Elle dit ça au sommet de la tour, longeant du regard un paysage de banlieue où une tour hertzienne lui évoque une soucoupe volante, quand l’autre reconnaît un château fort dans une barre HLM. C’est que le décor lui aussi a un an et mille ans, il vient du fond des âges et du futur sans contradiction : dans le sous-sol des Mercuriales, où commence le film, les tableaux électriques tiennent autant de Star Trek que de l’art pariétal. 

Pour qui a vu Orléans et Andorre, les deux précédents films (courts, ceux-là) de Virgil Vernier, Mercuriales se donne comme le prolongement en même temps que la synthèse d’une ambition plutôt singulière dans le (jeune) cinéma français. Vernier vise, avec beaucoup de talent, un portrait du contemporain qui puiserait à la fois dans le trivial (les natures mortes) et le numineux (le sacré caché derrière les natures mortes, filmées comme supports d’un culte ; la pensée magique retrouvée partout – ici tarot, incantations, images de bacchanales). Mais s’il fait de lui une exception parmi les cinéastes, le goût de Vernier pour la poésie vernaculaire rejoint une tradition établie depuis longtemps dans la photographie (Larry Sultan, les Becher, Martin Parr), l’art contemporain (Christian Boltanski, ou Jon Rafman auquel on pense ici le temps d’un collage de clichés anonymes glanés sur le Web), ou la musique (James Ferraro à qui, ce n’est pas un hasard, Vernier a confié la bande originale du film). En sorte qu’après l’idéale épure documentaire d’Andorre, déjà habillé par la musique de Ferraro, Mercuriales fait d’abord craindre que Vernier n’ait conçu ici qu’un élégant medley de mini-documentaires conceptuels. Et qu’il ne nous ait attirés au cinéma que pour mieux nous rediriger en douce vers le Palais de Tokyo. 

D’autant que le film reste longtemps alourdi de ce qui, déjà, faisait retomber les fulgurances d’Orléans : une application conceptuelle un peu forcée, laquelle, par un probable souci de voir ses intentions bien comprises, le fait dangereusement frôler la redondance en même temps que la pure séduction. C’est l’impression qu’il fait pendant, disons, son premier tiers, en dépit de son irréprochable inspiration plastique. Impression qu’il cherche, avec entêtement, à faire rentrer dans toutes les scènes les deux bouts de son sujet, modernité et archaïsme, au risque de tout dire au carré. La musique, par ailleurs superbe, de Ferraro, y tient alors le rôle d’un soutien conceptuel finalement accessoire, une couche d’étrangeté en trop – et du coup plus du tout étrange parce qu’au fond assez attendue. Mais si Mercuriales se heurte par endroits au même limites qu’Orléans, il en décuple aussi les qualités. À commencer par une capacité remarquable à donner vie au moindre de ses personnages, suivis comme autant de flambeaux dans les dédales conceptuels de l’installation.

Car c’est bien à ces personnages (nombreux, et, il faut y insister : tous prennent chair instantanément, fut-ce pour apparaître dans un plan unique) qu’il revient de nous donner à éprouver l’ampleur du monde où déambule le film. Voyage horizontal – les lieux multiples qu’il traverse et qui forment une cartographie flottante de « la banlieue » – aussi bien que vertical – les couches d’histoires, de légendes, de vies passées signalées par les décors comme par les dialogues, et pareilles au papier peint décollé lentement par l’une des filles sur le mur de sa chambre –, voyage que Mercuriales fait en somnambule, dans un état proche de cette transe hypnagogique que la presse anglo-saxonne avait justement évoquée pour définir la musique de James Ferraro. En cela, l’humeur  magique revendiquée par Vernier est un peu plus qu’un gadget conceptuel, dans la mesure où il y a bien une seule et même présence qui traverse tout le film, et qui ne se contente pas de circuler des lieux aux personnages mais les fait continuellement se prêter vie les uns les autres. Mercuriales ne fait pas le portrait d’un paysage et de ses habitants, mais d’un seul lieu imaginaire où hommes et paysages s’accouchent mutuellement dans le limon d’une même histoire.

En cela, la magie est pour Vernier le meilleur allié de l’anthropologie, et si son film invoque la nuit des temps, il n’en forme pas moins un tableau scrupuleux et sensible du contemporain. À Cannes, sa présence dans la modeste sélection de l’ACID opérait à ce titre comme un idéal contrepoison à Bande de filles, rappelant combien le cinéma d’auteur français peine encore à évoquer « la banlieue » autrement qu’en déposant un peu de fard à paupières sur la mythologie du JT de 20h. Ici, un seul personnage, presque muet et à peine entrevu, en dit plus long que tout le film de Sciamma, jeune homme timide et presque somnambule lui-même, embauché trois fois comme sentinelle (vigile aux Mercuriales, puis dans un centre commercial, puis pour la sécurité civile), et une quatrième par le film comme son ambassadeur. À ce personnage bouleversant, employé pour regarder une société qui, elle, ne le regarde pas, son premier employeur dit, comme une mise en garde : « La nuit, on est toujours seul ».

Et en effet tout le monde est seul, dans la nuit pourtant très peuplée des Mercuriales. Seul depuis un an, depuis mille, parmi les natures mortes qui parlent pour d’autres solitudes. Seul dans un paysage où rien ne meurt mais où tout s’efface, réduit en poussières légendaires – poussières des autres vies devenues autant de récits, poussières des immeubles qu’on détruit pour en construire d’autres, identiques, dans le béton du même ennui. À sa sœur de cœur qui se promène avec elle dans un cimetière, la fille volubile et mélancolique dit qu’elle ne se voit pas mourir : « J’aimerais juste m’assoir dans un coin, attendre que ça passe ». Attendre, assise dans son coin, qu’on célèbre d’autres anniversaires, d’autres mariages, pareils à celui où flotte, ici, ce slogan dérisoire : « L’amour ne passera jamais ». Quarante-cinq ans plus tôt, Maurice Pialat filmait le même béton, dans un film qu’il avait appelé L’amour existe et qui reste le plus beau jamais tourné sur les banlieues françaises. « L’ennui, expliquait-il, est le principal agent d’érosion des paysages pauvres ».

 

Lire notre interview croisée de Virgil Vernier et James Ferraro dans Chro#10, en kiosques.