On sait quel « événement » vint redoubler à Cannes 2011 la présentation officielle de Melancholia – un coup de provoc’ sans trop de conviction au sujet d’Hitler et de l’esthétique nazie, qui valut à Lars Von Trier d’être déclaré persona non grata, et de se répandre finalement en excuses. Aujourd’hui encore, alors que le film sort en salles, acclamé un peu partout, on feint de s’étonner : mais quelle mouche a piqué le Danois pour se saborder de la sorte, lui qui signait là son film, peut-être le meilleur, un film en tout cas moins roublard qu’à son habitude, un film qui, pour une fois, suscitait un enthousiasme presque unanime dans les rangs de la profession ? Il faut être un peu distrait, tout de même, pour ne pas reconnaître dans ce piteux esclandre un très habile happening promotionnel ; il faut vouloir s’aveugler pour ne pas identifier qu’entre le film et le show de la conférence de presse, court une même nécessité, un même récit. Ce récit, hautement mythologique, nourrit un autoportrait auquel Von Trier s’attelle depuis ses débuts. C’est le portrait fortement ritualisé de l’Artiste en génie tourmenté, du mauvais garçon incorrigible que traversent simultanément les courants, forcément complémentaires, de l’inspiration et de la névrose théâtralisée (sa peur panique de l’avion, emblème grand guignol de ce marketing du tempérament), sur l’air de : il faut pas m’en vouloir, c’est plus fort que moi. A ce titre, la pénitence qui fit suite au coup d’éclat (« on ne m’y reprendra plus, désormais les films parleront pour moi puisque je suis in-cor-ri-gible »), relève, à l’évidence, du même circuit hystérique, et donne son parachèvement logique à cette brillante construction publicitaire.

Car enfin, de quoi parle Melancholia ? D’un mal qui ronge son héroïne, Justine, comme il ronge l’Artiste, lequel évidemment ne fait pas mystère de cette part d’autoportrait. Justine a tout pour elle, c’est une jeune femme brillante et belle dont l’éclat lui vaut les faveurs systématiques de son entourage. Et pourtant – c’est plus fort qu’elle -, un lourd voile de mélancolie s’obstine à boucher l’horizon ouvert par ces promesses, et la condamne à saborder tout. D’abord, le banquet luxueux organisé pour son mariage, et au passage le mariage lui-même, et puis sa carrière – c’est la première partie du film, qui porte son nom. Enfin, tout le reste, la vie même (c’est la deuxième partie, qui porte, elle, le nom de la soeur, Claire), condamnée par cette pulsion d’anéantissement qui finalement s’incarne en un astre fatal, en route vers la Terre : la planète Melancholia du titre. Il est indéniable que Von Trier tient là, à la fois un beau personnage, et une belle idée. La première partie, celle du banquet, surprend et séduit moins par sa forme – du Bergman light filmé à l’épaule, comme à l’époque de Festen – que par l’engloutissement de chaque scène, du moindre enjeu, dans le regard mort de Justine, pure figure d’absorption, puits d’indifférence dont la force d’attraction est, par moments, assez fascinante.

Reste que, déduire de ces moments-là (ou de la deuxième partie, certes plutôt retenue) que le cinéma de LVT est guéri de la pompe un peu ringarde qui culminait par exemple dans l’embarrassant Antichrist, implique de faire l’impasse sur les deux extrémités du film, vers quoi pourtant tout converge. L’ouverture (une suite de tableaux vivants au ralenti annonçant la catastrophe, d’inspiration romantique, et noyés sous du Wagner joué à fond les ballons) n’aide pas plus que d’habitude à démêler le cas LVT, qui est ici (un peu) chez Bill Viola, et (beaucoup) chez Jean-Paul Goude, qui fait des images (et seulement ça) qui certes accrochent l’oeil, mais sans dissiper jamais le soupçon qu’elles seraient tout autant à leur aise pour vendre, par exemple, des sacs à mains. Surtout, on sent bien que la surprenante accalmie qui guide le reste du film ne s’offre qu’à la condition de cette compensation-là, qu’en contrepartie de cette orgie préventive qui annonce qu’à l’autre bout, le génie tonitruant de l’Artiste saura ne pas retenir son cri.

C’est qu’il y a dans cette promesse (la destruction de tout par Justine / Melancholia, le morceau de bravoure final) autre chose que l’horizon simple et abstrait du néant, et là c’est le récit qui pose problème. Parce que LVT, au fond, ne trouve à s’identifier à Justine / Melancholia qu’en proportion d’une forme d’héroïsme dont le nihilisme radical serait l’expression. Parce qu’il ne peut s’empêcher de ne dessiner, autour d’elle, face à elle, que des figures repoussoirs, ballet assez convenu de bourgeois veules et insupportables dont il s’entête, de film en film, avec un anachronisme assez désolant, à faire la satire. Parce que la mélancolie ne l’intéresse comme malédiction (ici transmise de mères en filles, selon la même hérédité que l’hystérie d’Antichrist), qu’à la condition qu’elle soit aussi un don, une forme de génie vengeur et rayonnant, et que la catastrophe puisse surgir comme une punition, administrée sur des personnages pantins qu’il avait de toute façon condamnés d’avance. On voit bien, en cela, que LVT s’identifie moins à Justine, au fond, que, directement, à Melancholia : la première d’ailleurs ne l’intéresse plus tellement dans la deuxième partie, assez pénible, où ne subsiste que l’orchestration interminable du surgissement de la deuxième – Melancholia l’aveuglante, ou LVT en personne, avec son programme de sidération sous le bras. Quand le programme cosmique, enfin, est accompli, que les basses ont été poussées à fond et que, brrrrroum, tout s’est résolu dans un grand flash blanc, que reste-t-il ? Un peu plus, ou un peu moins, que le néant : un bête silence après beaucoup de bruit, où perce encore, décidément in-cor-ri-gible, le ricanement satisfait de l’Artiste. Pas de quoi s’exciter.