Avec son cinquième film, après, entre autres, Les Belles manières et Faubourg Saint-Martin, Jean-Claude Guiguet nous prouve une nouvelle fois qu’il fait partie des cinéastes français les plus indispensables. Reprenant à son compte la citation de Jean-Luc Godard : « Pourquoi refaire ce que l’on sait faire, puisqu’on sait le faire ! », le réalisateur nous offre un film à la forme inédite et originale, qui tranche par beaucoup avec la morosité actuelle de la production française.
Il choisit ainsi de construire Les Passagers en se fondant sur une structure que l’on pourrait apparenter à celle d’une promenade. Ici, la ballade se fait dans une ville imaginaire -un croisement hybride entre Strasbourg et la Seine-Saint-Denis- et virevolte parmi les usagers d’un tramway. Guiguet s’intéresse à ses contemporains par à-coups, et le film ressemble à un orchestre symphonique dans lequel chaque instrument prend tout à tour le devant, mais forme en même temps un ensemble cohérent. C’est là le pari réussi par le cinéaste : faire d’un film choral, une seule et même voix. Peut-être celle du cinéaste ? Cette impression se trouve renforcée par les monologues que nous adresse Véronique Silver (formidable), à la fois point de vue sur le monde et voix intérieure de chacun.

De personnage en personnage l’action se fragmente en petites histoires qu’elle abandonne pour mieux y revenir, puis quitter définitivement. Ce récit fragmenté trouve son aboutissement formel dans un montage brillant. Faisant abstraction de toute linéarité, le cinéaste ébauche des moments de la vie des gens. Ceux-là même qu’on croise chaque matin dans le métro ou le bus, en se demandant qui ils sont. Chaque scène ou plan semble libre de se dérouler un instant ou longtemps. C’est cette émancipation des codes cinématographiques traditionnels qui fait le charme des Passagers. En témoigne le long monologue de Jean-Christophe Bouvet (hilarant !) sur la trisexualité ou encore la très théâtrale scène des Litanies. Ces moments insolites prouvent que Guiguet est un cinéaste audacieux, qui ose créer un cinéma polymorphe.

Mais là où le film accède au sublime, c’est quand il incorpore de mystérieux plans vacants de tout homme : des façades d’immeubles, des carcasses de voitures, ou bien des terrains vagues. Une poésie presque macabre se dégage alors de tout ce gâchis urbain. Plus loin encore, ces images illustrent l’enjeu du film de Guiguet : suivre des gens à travers leurs histoires d’amour, de cul, la vie, la mort, pour réfléchir sur l’humain. Partir du particulier pour toucher au général. Les Passagers démontrent l’art du cinéaste à filmer le tout en ne montrant que les parties.