Le premier volume des Mille et une nuits signalait assez nettement que le gigantisme du film en trois parties de Miguel Gomes ne parlait pas pour une grande santé du récit, mais plutôt pour son agonie, et sa survie par l’énergie du désespoir. Aussi l’ « inquiet » du premier volet (et cet inquiet, c’est sûrement Gomes lui-même) ne pouvait que muer en « désolé », précisant Les mille et une nuits en une sorte de météo intime, partagée tout du long entre euphorie formelle et prosaïsme désespéré, entre sable et béton.

Même si Le désolé s’éloigne en apparence de l’aspect de notes de travail qui dominait le premier volet, on devine son auteur encore dubitatif et hésitant. On sent que Gomes reste travaillé par le souhait à la fois désespéré et utopique d’une disparition de l’auteur, qui laisserait son film à la disposition de ses personnages, libres de l’habiter aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Un film qui serait comme une maison dont le propriétaire aurait gracieusement laissé les clés à une succession de locataires. Et Gomes de se chercher, dans cette grande maison, une cachette où personne ne pourrait le trouver et depuis laquelle il pourrait épier son monde. Cette présence intermittente a des répercussions formelles assez visibles : le film est tiraillé entre le doux lyrisme de Ce cher mois d’août et les vapeurs hypnotiques de Tabou, entre un dépouillement formel qui n’en reste pas moins poétique et la tentation de se laisser aller aux facilités d’un dispositif d’emblée séducteur, parfois un peu ivre de lui-même. C’est comme si Gomes oscillait entre la pleine conscience de ses pouvoirs de séduction et une sorte d’impuissance coupable. Il en faisait d’ailleurs l’aveu très tôt dans le premier volet, en confessant sa recherche d’un équilibre parfait entre film séduisant et film militant.

Le film s’ouvre sans préambule sur le périple picaresque de Simao « Sans Tripes »,  un hors-la-loi fugitif qui a tué femme et enfant et qui, le jour de son arrestation, est acclamé par la foule qui en a fait son héros, exemplaire dans sa désobéissance nonchalante. Il semble y avoir, depuis le début des Mille et une nuits, deux façons pour Gomes de passer le relais à ses personnages. La première consiste à leur offrir une durée qu’ils agencent à leur guise (et cette première façon trouvera son climax dans le volume trois), la deuxième tient dans l’enchâssement infini des récits. Ainsi du deuxième fragment du Désolé (Les larmes de la juge), dans lequel un procès se transforme progressivement en véritable agora où les récits de délits invraisemblables s’entrechoquent, se croisent et se répondent, dessinant peu à peu le portrait d’un peuple portugais qui déborde, comme Simao, toute tentative d’encadrement.

Ce débordement consiste aussi à proposer une notion suffisamment large et hospitalière du peuple pour y intégrer végétaux (l’olivier millénaire) et animaux, et même, dans le troisième fragment, un immeuble tout entier. Les maîtres de Dixie se glisse dans la vie quotidienne d’une cité pauvre et plus particulièrement d’un immeuble, qui est comme animé d’une vie autonome par ses locataires. Dixie est un chien gentil, qui appartient à un vieux couple de locataires de l’immeuble et se lie d’amitié avec un jeune couple tout aussi précaire. Avec Dixie le chien, Gomes tient la métaphore de cette solidarité, muette et indéfectible, qui lie entre eux les deux couples, et potentiellement tous les habitants du quartier qui croisent sa route. C’est en se mettant à la hauteur de cette humilité canine, tout à la fois « machine à aimer et à oublier », que Gomes fait tout à fait tomber l’afféterie pour nous livrer un accès direct à ses personnages – là enfin, dans cette lutte tourmentée, la multitude gagne complètement contre l’auteur et son dispositif : le geste s’efface, recule devant la prolifération des vies minuscules.  Les maîtres de Dixie est un fragment lui même fragmenté par les micro-récits des habitants de l’immeuble, reprenant le principe d’enchâssement du deuxième récit en lui donnant davantage d’amplitude. La solidarité des personnages y est moins déduite d’un dispositif que d’un sentiment qui arrive enfin à éclore. Le baroquisme chamarré des précédents fragments fait place à une réalité bétonnée et désolée, idéalement accompagnée par des grands tubes de variété (« Say you Say me » de Lionel Richie, « Lover why » de Century). Bien qu’usées comme des paillassons, ces chansons n’en recèlent pas moins, dans leur modestie, un coeur vibrant qui bat à l’unisson de celui du film. Gomes leur emprunte cet espèce d’anonymat qui n’en reste pas moins hospitalier, et apte, dans le flou clichetonneux de leurs paroles, à recueillir toutes les histoires.

Ce peuple victorieux, mythologique, que fantasme Gomes, se définit ainsi par sa capacité à toujours déborder toutes les tentatives d’encadrement, à se reconfigurer à la façon d’une peau blessée dont les tissus se reconstitueraient anarchiquement. Un peuple qui se choisit un criminel pour héros, qui répond à un effondrement politique par l’absurdité de ses délits et par la forteresse fissurée de sa vie quotidienne, un peuple qui s’est bricolé, dans son désespoir, une logique de fou qui le rend absolument souverain.