Ils sont plutôt rares, les documentaires à se faire le porte-voix éclairé d’une utopie. Le film de Christian Rouaud est de ceux là, qui rappelle à bien des égards le Reprise d’Hervé Le Roux, réalisé en 1996. LIP, au départ, se sont des usines horlogères de Besançon dont le personnel entre en résistance pour « sauvegarder l’outil de travail » dans la France de l’après 68. Les ouvriers luttent contre les menaces de licenciements et la disparition pure et simple de l’entreprise, allant même jusqu’à autogérer l’ensemble de la production, depuis la fabrication jusqu’à la vente des montres aux particuliers.

Difficile de résumer le récit et les multiples rebondissements qui émaillent l’aventure de ce qu’on appelle désormais communément les « LIP », pour désigner ces travailleurs ayant pris en main leur destin et celui de leur entreprise, tant cette histoire est dense et rocambolesque, tant les cassures et retournements de situations lui donnent des allures de fiction improbable. Au moment où « réel » est le maître mot employé par les caciques du documentaire comme par les politiques de tous bords, ce passage par une réalité si utopique qu’elle prend les atours de la fiction a quelque chose d’exaltant, de profondément optimiste, en dépit même du fait que l’aventure LIP, au bout du compte, se solda non par un échec (tout marchait comme sur des roulettes), mais par une mise à mort pure et simple (merci Chirac) : après le choc pétrolier de 1973, les perspectives d’une récession se mariaient mal avec la possibilité d’une résistance aux licenciements qui n’allaient pas manquer de déferler sur le monde salarié.

D’une forme qui peut rebuter par un minimalisme d’abord perçu comme un peu paresseux (suite d’entretiens avec les acteurs de cette aventure), Rouaud fait un atout majeur : ces multiples récits à la première personne d’une réalité qui concerna tout un ensemble (les salariés des usines, la ville de Besançon puis la France entière) finissent par former une seule voix. Non qu’on y verrait à l’œuvre une sorte d’outil propagandiste où tout le monde aurait le même point de vue. Le montage du film donne à voir et à entendre une voix riche de plusieurs individualités, n’évacuant pas les contradictions et les questionnements qui ont pu naître au cours de ces années de conflit (qui couvre quasiment l’ensemble des années 70), mais qui avancent néanmoins comme un seul homme vers une ouverture à l’inconnu. C’est pourquoi les parties  » archives » du film sont les plus faibles, car tristement illustratives. Au fond le film, à travers cette articulation d’entretiens, ne raconte rien d’autre que la naissance progressive d’une fiction (une utopie) qui peu à peu va s’incarner dans le réel, concernant tout autant l’éveil de travailleurs à l’autonomie, la découverte du féminisme ou l’équité possible et nécessaire entre tous.

Cette dimension d’apprentissage et de prise de conscience mise en avant par un montage qui respecte la chronologie des événements, empêche à tout moment le film de se rigidifier dans un discours convenu sur la lutte des classes et une certaine sauvagerie du capitalisme. La fin du film entérine d’ailleurs un changement quasi civilisationnel dans le fonctionnement de la société et du capitalisme, sans pour autant en tirer un parti plaintif. Que cela ait été possible indique au contraire que tout peut recommencer. Un documentaire optimisme jusque dans son pessimisme même, ce n’est pas si courant.