Malgré la sympathie inspirée a priori par la nature kaurismäkienne (c’est-à-dire rubiconde et avinée) de son CV, il faut reconnaître que le cinéma de Bouli Lanners n’a pas encore tout à fait pris ses marques. Sitôt qu’il se défait de sa belgitude, sorte de poumon d’acier, celui-ci perd ses points d’appui vitaux et tend à s’égarer. C’est le cas de ces Géants : loin du monde arpenté par ses personnages de Wallons ineffables, Lanners propose une rêverie plus universelle, une escapade lunaire et nostalgique vers les chaudes contrées de la préadolescence. L’intention est louable, et on est reconnaissant à l’acteur-réalisateur de ne pas emboîter plus le pas claudiquant et éméché de certains camarades franco-belges (au hasard, Delépine et Kervern), dont le surréalisme en briques rouges commence un peu à tourner en rond.

Pour autant, l’embardée n’ouvre pas sur l’originalité promise. Peut-être parce qu’elle cherche à embrasser trop de choses : la comédie populaire et le film d’aventure, le conte boisé et l’ode contemplative à l’insouciance des quatorze ans et demi. Il est question d’un été hors du temps, traversé par trois loustics livrés à eux-mêmes dans un pavillon champêtre : point de départ idéal pour les 400 coups que l’on devine, faits de cuites barbouillées, d’orgies de sauce chili et de délires sexuels de jouvenceaux un peu crades. Ivres de liberté, ils en paieront bientôt le prix, confrontés à l’effrayant monde adulte et son impitoyable austérité. C’est donc une fable attendrie sur le changement d’univers mental que suppose la croissance, une lecture poétique du complexe du homard, à la jonction de la fougue pré-pubère et de l’imaginaire enfantin. En plantant son décor à l’orée des bois, dans des villages rustiques ou le long d’une rivière verdoyante, Bouli cherche évidemment à ancrer le tout dans une mythologie intemporelle. Lorgnant sur les contes de Perrault (les petits poucets, vifs candidats à la virilité, se transforment en géants), il s’évertue à plonger d’ordinaires péripéties adolescentes dans un grand bain féérique et sylvestre.

Le problème, outre la trop grande lisibilité de certaines intentions (du cadre, mais aussi du jeu des comédiens adultes, moins fins que les trois héros), réside dans une incompatibilité entre l’intime et l’universel : la poésie dispensée par Lanners ne touche qu’à moitié, parce qu’on ne parvient jamais à savoir s’il célèbre une adolescence universelle ou bien seulement la sienne propre ; les figures lyriques n’appartiennent ni à un passé singulier, ni à une conscience collective, elles se croisent en vrac sans donner l’impression d’appartenir à qui que ce soit. Le film ose pourtant de belles choses, surtout lorsqu’il sort de la quotidienneté pour prendre un envol plus sauvage vers la fantasy à la Goonies : il n’y a rien de surnaturel ou d’improbable, et pourtant, les mésaventures de gosses prennent une dimension épique (voir, à la fin, le travelling aérien à la surface des eaux calmes et vertes). Le cinéma des années Spielberg est évidemment déjà passé par là, aussi Bouli s’aventure-t-il, non sans quelque témérité il est vrai, dans une forêt d’idées trop souvent explorée pour abriter encore de l’inconnu.