Dans la légende hollywoodienne, Vincente Minnelli demeure avant tout l’auteur des grands classiques de la comédie musicale. De Ziegfeld follies (1946) à Tous en scène (1953), sans oublier Un Américain à Paris (1951), ses films avec Fred Astaire ou Gene Kelly ont largement contribué à définir les codes du genre et à lui donner ses lettres de noblesse. Pour autant, le génie du cinéaste ne saurait être cantonné au monde enchanté des « musicals », aussi vaste et coloré soit-il ; il s’exprime avec tout autant d’éclat et de profondeur dans ses œuvres moins connues, comme en témoigne Les Ensorcelés, film d’une beauté violente et excessivement mélancolique.

Habité par une sensibilité romanesque et un goût du tragique évocateurs de l’univers de Francis Scott Fitzgerald, ce chef-d’œuvre raconte l’irrésistible ascension et la chute du producteur Jonathan Shields (Kirk Douglas) à la grande époque des studios. Suivant un dispositif fragmentaire mais toujours respectueux de la chronologie, le génie et les démons de ce personnage faustien se dévoilent à travers les flashes-back de trois vedettes hollywoodiennes dont il a autrefois lancé les carrières respectives avant de les trahir en vampirisant ce qu’ils avaient de plus cher. Chacun conserve à son égard une intime rancœur semble-t-il indélébile : le cinéaste Fred Amiel, la star Georgia Lorrison, et le scénariste James Lee Bartlow, réunis par Harry Pebbel, homme de confiance de Shields, pour leur demander de pardonner au producteur maudit et de retravailler avec lui. Très proche en apparence du système de narration exploré par Mankievicz dans Eve (juxtaposer les points de vue pour accéder à la vérité du personnage), la construction en flashes-back des Ensorcelés s’en distingue en réalité par l’absence de toute complémentarité entre les parcelles de souvenir propres aux différents témoins, à l’exception de « rimes » occasionnelles dont les fils conducteurs seraient Georgia et l’ombre du père défunt de Jonathan. Comme l’écrit Deleuze, « chaque monde, chaque rêve chez Minnelli est fermé sur soi, refermé sur tout ce qu’il contient, y compris le rêveur ». Personnage affecté d’une terrible passion pour le cinéma, foncièrement multiple, Jonathan Shields demeure une sorte de fantôme prisonnier de la mémoire de ses propres créatures : il est le seul personnage à ne pas apparaître dans le présent du film. Sa désincarnation, c’est l’expression visuelle de sa damnation.

Outre ce travail remarquable sur le temps et la notion de vérité, Les Ensorcelés propose également une réflexion très profonde sur la création cinématographique et le rôle qu’y joue le producteur. D’emblée, celui-ci apparaît comme un personnage très complexe et irréductible à la vision démiurgique de la politique des auteurs, selon laquelle le réalisateur serait la seule figure créatrice authentique dans le cinéma. Pour Minnelli, ce stéréotype s’apparente à un pur fantasme que Les Ensorcelés s’attache à dissiper en montrant que « le producteur est aussi un créateur » (François Guérif). Œuvre d’art contre logique industrielle ? Sans y apporter de réponse péremptoire, le film invite en tout cas à se poser la question à travers une formidable mise en abyme dont Le Mépris sera, une décennie plus tard, l’écho moderne et désenchanté.