Le cinéma cambodgien est apparu tard, dans les années 1950 ; a explosé vite, dans les années 1960 ; a disparu tôt, en 1975. A partir de cette date, et en l’espace de quatre ans, les Khmers Rouges ont exterminé 1,7 millions de personnes, mais aussi les acteurs qui jouaient dans les films que ces personnes allaient voir, et les réalisateurs qui dirigeaient ces acteurs, et les producteurs qui finançaient ces réalisateurs. Sur plus de 400 oeuvres réalisées dans ces années, seules 30 n’ont pas disparu. On comprend dans Le Sommeil d’or, très beau documentaire, combien fut important l’impact de ce cinéma-là sur les Khmers, qui en ont préservé des souvenirs très vifs, et s’en transmettent oralement la mémoire comme de vieux récits légendaires.

Comme chez Rithy Panh, cette mémoire est au centre du film de Davy Chou (lire notre entretien) – mais liée ici à ce que le cinéma lui-même fonctionne également (qualité périssable de son matériau à part) comme une machine à garder vivantes les choses disparues. Cette mémoire, effacée donc presque 400 fois, donne le sentiment effarant qu’il y a eu assassinat de fantômes, démolition de spectres. Les films de Rithy Panh n’ont cessé de le dire : les Khmer Rouges cherchaient à éliminer la pensée, à atteindre l’esprit dans la destruction quasi moléculaire du corps. S21 était un film hanté, plein de fantômes et de zombies, esprits sans corps des victimes, corps sans esprit des bourreaux. Le Sommeil d’or est hanté, lui aussi. C’est le plus beau du film : comment, au-delà d’une dévastation quasi-totale des vivants et de leurs représentations, quarante ans après, quelque chose passe, continue de filtrer malgré tout. Dans Le Sommeil d’or, on croit entendre revenir, du bas-fond d’un arrière-monde, tous les « mal morts » qu’on croyait deux fois morts.

Ces fantômes de cinéma reviennent d’abord par la mémoire des intervenants rescapés de cette époque (cinéastes, acteurs, figurants, cinéphiles), d’une précision étonnante, racontant sans qu’on ne puisse plus les arrêter les scènes de leurs films (qui tenaient bien souvent de la romance et de la fantasy pop, récits bourrés de spectres et de chimères, de sauvageonnes à délivrer, le tout en chansons), se remémorant aussi des lieux de tournages, des circonstances dans lesquelles ils ont été fabriqués, diffusés, regardés. Ensuite, par la mise en scène de Davy Chou, possédée par ces fictions qu’elle ne peut montrer, glissant régulièrement du docu frontal à la tentation du mirage cinématographique, étirant de lents travellings, exhumant des sons, des chants, mais aussi de vieux dispositifs à la force d’illusion et de fantaisie intactes. Facétieuse, émouvante scène dans laquelle l’un des cinéastes survivants, Ly Bun Yim, se retrouve effacé de sa chaise en un claquement de doigt, et reparaît, au plan d’après, multiplié par quatre. Belle contradiction à la philosophie exterminatrice de l’Angkar : disparaître, réapparaître, « détacher l’esprit de son corps » par la vieille machine cinéma, avoir l’audace après toutes ces années de la remettre en marche, de se montrer créatif, d’inventer, de faire en somme du cinéma cambodgien.

Mais, contournant les écueils de l’évocation nostalgique, Davy Chou s’intéresse d’abord à tout ce que ce cinéma perdu peut avoir de légendaire, de mythique, c’est-à-dire, en quelque sorte, d’encore présent. Il prend soin, par exemple, de ne diffuser les extraits des seules œuvres rescapées que dans un chapitre ultime, intitulé « Le Réveil de l’Hippocampe ». Nous sommes dans un ancien cinéma devenu désormais squat insalubre. Sur un mur de brique des images apparaissent, on reconnaît la description que son réalisateur, Ly Bun Yim, en avait fait quelques instants plus tôt : une femme minuscule jaillit lentement, comme un spectre de Kurosawa ou de Weerasethakul, de la bouche du « Génie du Lac ». Un esprit, donc : les fantômes ont survécu.