D’abord il y a l’étrangeté : voir un corps historique récent (François Mitterrand) incarné à l’image par un acteur (Michel Bouquet). Là où le cinéma américain a toujours su figurer ses propres mythologies, qu’elles soient pop star ou homme politique, il est rare que le cinéma français prenne ainsi en charge son histoire contemporaine, sinon de manière erratique. Plus précisément, figurer celles et ceux qui, aux yeux du peuple, ont incarnés un idéal ou, peut-être plus encore, le peuple lui-même. Qu’on l’admire ou qu’on le haïsse, Mitterrand est de ceux là : une figure dont le souvenir est encore vivace, doté d’une puissance d’incarnation allant bien au-delà de son aura médiatique. Guédiguian le sait, lui pour qui l’homme aura été l’espoir d’un idéal socialiste cher à son coeur. La question est néanmoins vite réglée. Bouquet joue Mitterrand sans jamais chercher à être son clone, il incarne son corps, sa substance plus que son image, contribuant à donner au film l’un de ses points forts.

Adapté du livre de George-Marc Benamou, Le Dernier Mitterand, le film narre la relation d’un jeune journaliste (Jalil Lespert) avec celui qui est en train de vivre ses derniers mois, le long d’entretiens et de promenades durant lesquelles le confident tente d’éprouver sa fascination et sa méfiance à l’égard de l’homme et de son parcours politique. D’un certain point de vue (politicien, citoyen), le film est déceptif, voir franchement décevant (sur la question de Vichy notamment). Tout ce qui pourrait avoir trait à un travail de déconstruction critique de l’oeuvre mitterrandienne n’a jamais lieu, sinon de manière impressionniste. Le film confronte les petites phrases de Mitterrand -récitées par Bouquet comme autant de petites leçons de choses- à d’autres petites phrases : celles des beaux parents ou de la femme du journaliste (la plus critique) sans jamais vraiment dialectiser tous ces éléments de réflexion. Une impression de flottement, le sentiment d’être sans cesse à la périphérie de l’homme et de son parcours, empêchent le film d’accéder à la ferveur des idées. L’échec du héros dans sa démarche pour cerner l’énigme qu’il a devant lui est aussi celle du film qui adopte peu ou prou le point de vue du journaliste. Le problème est que le journaliste est une page blanche, une sorte de vide littéralement mangé par le capharnaüm historique que représente Mitterrand : en toute logique, le film peine à imposer son point de vue sur l’Histoire.

Décevant donc, même si d’une certaine façon le coeur du film est ailleurs. Prendre Mitterrand dans ses derniers instants, c’est à dire au moment où il n’y a plus véritablement d’enjeu pour l’homme politique qu’il a été, c’est évidemment un geste esthétique très particulier, un geste funèbre qui se fait toujours au risque de la canonisation. Tout dans le film tourne d’ailleurs autour du Président de la République comme corps de la Nation, dans une logique quasi christique qui identifie un seul homme à un peuple entier. En ce sens, Le Promeneur du Champ de Mars emboîte le pas à Marie-Jo et ses deux amours et Mon père est ingénieur dans lesquels se jouait une relation diffuse au sacré. Filmer les derniers instants de Mitterrand, ceux du « corps de la Nation », c’est, pour le cinéaste, filmer la mort d’une certaine idée de la politique. Peu importe de savoir si l’idéal socialiste fut ou non déçu par Mitterrand. Pour Guédiguian il l’a été, c’est certain, même si le film est assez mou sur le sujet. Mitterrand lui-même le dit au détour d’une phrase : il aura été le dernier avant l’avènement de l’Europe, la venue des financiers, qui tous deux signent la fin du « corps de la Nation ». Le film revêt ainsi des habits de deuil où la maladie du Président, la faiblesse de son corps rabougri, sont celles de la Nation. Pas sûr cependant que cette membrane sensible, cette tristesse en demi-teinte et le drame de ce corps au seuil de l’effondrement qui rend le film parfois bouleversant suffisent à contrebalancer l’absence totale de débat d’idées.