Au départ, une interrogation apparemment naïve, mais en réalité lourde de conséquences pour notre compréhension de l’homme et de la différence entre les espèces : que nous diraient les animaux s’ils étaient capables de parler ? L’expérimentation a commencé au début des années 70 : enlevé à son milieu, un bébé chimpanzé, Nim, est confié à une famille de riches hippies new-yorkais, qui l’élèvent avec leurs enfants, autant que possible comme s’il était l’un d’entre eux. Nim apprend le langage des signes : plus de 2000 au final, mais quel degré d’intellect attribuer aux « phrases », indéniablement de plus en plus élaborées, qu’il parvient à former ? Assiste-t-on à l’émergence d’une véritable pensée, ou bien, hypothèse évidemment décevante (à laquelle se range, finalement, l’universitaire en charge du projet) le singe se contente-t-il de répéter des gestes dont il a perçu, plutôt que la signification, l’utilité immédiate, ou l’issue escomptée – nourriture, câlins, etc ? C’est le premier mérite du film que de donner sa chance à ce suspense de type véritablement scientifique, et qui constitue tout de même un enjeu capital.

Ce premier film nous aurait amplement contentés. Il en est pourtant un deuxième, presque aussi passionnant, portant plutôt, lui, sur les transformations sociales qui s’observent au cours des années 70 : portrait d’une famille d’anar-chics un peu énervante, caricaturale à bien des égards, mais n’en reflétant pas moins le goût des expériences nouvelles et la volonté de briser un certain nombre de codes communément admis. Le reste est à l’avenant : les biologistes n’hésitent pas à bouleverser leur mode de vie pour poursuivre leurs recherches, et voilà que s’improvisent des collocs improbables autour du chimpanzé. Le professeur Terrace choisit manifestement avec soin ses assistantes, toutes jeunes, et plutôt jolies. On discute de la répression sexuelle et de son caractère idéologique en fumant des joints qu’on fait passer parfois, pourquoi pas, au chimpanzé. Tout cela restant très bon enfant, très seventies : ça n’a l’air de rien, mais ce fil narratif mineur parvient à exprimer avec une vraie intelligence, un mélange d’amusement et de distance, l’esprit de ces années.

Le Projet Nim peut-il être considéré, pour autant, comme un grand documentaire ? Oui et non. Formellement sans grâce, mais sur le plan narratif hyper-astucieux. La manière, absolument dépourvue d’élégance, dont James Marsh filme ses interviews, peut légitimement rebuter au premier abord (intervenants sur fond noir, travellings et musique parfaitement inutiles). On se demande même, le film étant par ailleurs si malin, si Marsh ne joue pas un peu de cette apparente grossièreté, à l’image d’Herzog, par exemple, quand celui-ci balance, de manière évidemment ironique, de la soupe country au milieu de l’immense Grizzly man. Pas sûr, mais le doute est possible. Et peu importe : le « style » ici tient bien plutôt dans le goût du clin d’oeil, des outrances assumées, parfois à la limite de la désinvolture.

Il est enfin un troisième film, immense, qu’on ne devine pas d’entrée de jeu et qui se dessine peu à peu avec énormément de malice : une odyssée picaresque et tragique, absolument bouleversante, sorte de déclinaison docu et cheap de Toy story 3, ou A.I., Nim se voit balloté de Charybde en Scylla, les protecteurs d’un temps se transforment en monstres plus ou moins consentants. Le chimpanzé ex-vedette de la science se retrouve dans un zoo miteux, puis cobaye dans un laboratoire (interview ahurissante, complètement herzogienne là encore, du médecin en charge : lunettes sévères, pull étriqué et accent allemand). On pourrait reprocher au film son côté tire-larmes si le pathos ne s’accompagnait d’un humour très fort, à la limite de la déconne parfois. Too much, oui, mais des deux côtés. Et Le Projet Nim, désormais le récit d’une trajectoire particulièrement amère, se charge d’un poids existentiel terrible. C’est prodigieux.