Kathryn Bigelow est une réalisatrice solide, à qui l’on doit plusieurs films de genre singuliers et redoutablement efficaces (Aux frontières de l’aube, Blue steel). Avec Strange days en 1995, elle amorçait un virage dangereux, flirtant avec des ambitions métaphysiques qui, étrangement, atténuaient la personnalité marquée de ses premières œuvres. Le cinéma de Bigelow est une sorte de cocktail très glamour entre dureté à la Carpenter et raffinement coloré, un paradoxe de masculinité et de féminité très finement entremêlées. Le Poids de l’eau représente toutefois une rupture dans l’œuvre de la cinéaste en ce qu’il penche du côté d’un romanesque presque exclusivement narratif, faisant fi de toute velléité formelle ou esthétique.

Visiblement réalisé dans le but de prouver une capacité à se plier aux règles d’acier de l’adaptation littéraire, le film manque de personnalité et, s’il joue parfois d’habiles courts-circuits temporels (deux jeunes couples revivent un drame s’étant déroulé sur les mêmes lieux un siècle plus tôt), ne parvient jamais à trouver son équilibre. Aux scènes contemporaines (logorrhées psychodramatiques sur un bateau en pleine mer) répondent celles du passé, lourdement représentées à coups de décors et de costumes d’époques. La volonté d’établir un pont entre les deux périodes échoue en grande partie à cause de l’étanchéité de la narration, empêchant tout effet de bascule ou de passage de l’une à l’autre des époques. En ressortent finalement deux films à peu près équivalents : d’un côté un petit drame psychologique emporté par Sean Penn (dans son rôle traditionnel d’artiste tourmenté en proie aux démons de la crise existentielle), de l’autre une fresque intimiste assez pompière.

Les rares très belles scènes du film sont celles où l’enjeu d’ensemble s’efface au profit de la brute description de désirs et d’affects soudainement mis à nu. Le plus beau personnage du film, incarné par Elizabeth Hurley, donne notamment lieu à une voluptueuse scène saphique où éclate le talent de la cinéaste à faire basculer un personnage d’un état (la douceur soumise) à l’autre (une sorte de perversité animale) sans le moindre effet de forçage. Le reste du film, malheureusement, est beaucoup trop superficiel pour entraîner le spectateur dans le trouble annoncé : entre petit film indépendant chic et toc et lourde fable sociologique, Le Poids de l’eau se noie dans un torrent d’artifices fumigènes et stériles. La faute, probablement, à cette sensibilité très britannique qui nourrit le film et qui sied mal à la forme intimement californienne de la cinéaste. Kathryn Bigelow n’est pas Jane Campion, ce qui est finalement la seule nouvelle rassurante d’un tel film.