Après avoir terrassé la concurrence dans la discipline chic du cinéma d’auteur iranien (pluie de récompenses et succès public pour Une Séparation), Asghar Farhadi revient avec un film tourné en France et sélectionné en compétition officielle à Cannes. Autant dire que le cinéaste a commencé à calculer ses points retraite. D’abord parce que cette sélection tardive ressemble fort à la célébration honorifique d’une œuvre poussée loin des palmiers cannois. Ensuite, parce qu’on craint toujours ces productions internationales où l’argile de visages et d’une langue se délaie dans une soupe d’esperanto glamour. Tout y est un peu plus joli, et donc un peu plus mort, et donc un peu plus laid.

 

Sauf que ce n’est pas sur ce genre d’impasse que vient buter Le Passé. Il faut même reconnaître à Farhadi de vouloir filmer le pays d’accueil sur les mêmes tons gris d’un pays intime : jeu naturaliste des comédiens, décors anonymes et scènes déflationnistes du quotidien écartent ici toute tentation touristique. Le reliquat de son regard persan se niche alors dans ce personnage d’Iranien venu en France pour y formaliser la procédure de divorce avec son ex. Celle-ci, mère de deux enfants, souhaite se remarier avec son nouveau compagnon dont la femme est dans le coma. Double relation triangulaire donc, propice aux genres d’études morales qui font le cinéma de Farhadi, sur fond de déchirements familiaux et d’événement masqué. Dans Le Passé, on cherche ainsi à comprendre les raisons qui ont conduit au suicide de l’absente, pour savoir quelle place il est possible de prendre.

 

D’où vient alors que le dispositif habituel du cinéaste échoue ici à dépasser le verrouillage de son scénario ? Car il y a loin entre le thriller des passions et des âmes qui faisait le prix de son précédent film et la molle léthargie qui noie indifféremment toutes les figures de ce drame français. Ecart singulier qui git d’ailleurs entièrement dans le titre du film : le whodunit farhadien se situe ici dans un temps antérieur à la diégèse du film, à son seuil plutôt qu’en son cœur, ce qui explique qu’il batte moins vite et moins fort. Ce qui faisait le prix d’ Une Séparation, c’est que tout tournait autour d’un geste dont le spectateur était lui-même comptable : que s’était-il passé que nous n’avions pas su voir ? Tout le film déroulait alors ses enjeux moraux autour d’un nœud dramaturgique investi totalement par des questions de mise en scène. Le raccord comme ellipse, le cadre comme cache, le contre-champ comme point de vue : grammaire pure d’un cinéma qui se demandait comment voir les évènements et les êtres au plus juste, c’est à dire au plus compatissant, en embrassant tour à tour les bonnes et mauvaises passions de chacun. Le cinéma de Farhadi était un exercice étourdissant de lacanisme, de ce que le vieux grigou freudien nommait la schize entre oeil et regard. Sa mise en scène chorégraphiait un ballet de points de vue singuliers qui tous visaient un même événement, mais dont la compréhension échappait à chacun des protagonistes. Cet événement était une tâche, le point aveugle d’une scène primitive que seul le regard de la mise en scène pouvait embrasser. D’où aussi cet esprit de système très bouclé qui semblait étouffer le film par sa nature totalisante.

 

En repoussant cette scène dans un passé ignoré du spectateur, Farhadi a donc ébranlé les fondations de son cinéma pour le faire rentrer dans le cadre en acajou des veilles passions bourgeoises. Peu de choses dépassent ici les strictes conventions narratives de son scénario. Ce qui relevait d’une fractalisation des points de vue s’aplatit ainsi en de petites règles de découpage sans grand effet. C’est comme si le cinéaste avait été contaminé par le poison français du secret, ce petit trou narratif et mental que Deleuze dénonçait comme « une triste masturbation narcissique et pieuse ». Le voilà donc à la tête du genre de drame psychologique qui inonde la production française en se donnant des airs de mystère. Mais on le sait : ces mystères ne sont rien d’autre qu’un peu de vent insufflé dans un ballon d’air. Du vide au carré qui vous fait gonfler la tête d’importance idiote.

 

Reste pourtant que le talent de ce vieux jeune homme emporte encore quelque chose d’intriguant dans ce film trop bien repassé. Un air morbide qui pèse sur les poignets, mouille les yeux et fatigue les âmes. Un petit esprit de système légèrement déplacé par rapport à son scénario et qui veut qu’un voile d’immense fatigue recouvre toutes ces passions lasses. C’est qu’au fond persiste tout du long un regard au-dessus de ces disputes et explications, et qui viendrait là encore d’un point mort, ou comateux, gisant à l’écart du film, attendant qu’on vienne lui serrer la main. De quoi sauver tout de même un peu cette platitude laiteuse pour public chic.