La guerre en ex-Yougoslavie, de 1990 à 1995, a littéralement pulvérisé une communauté de destin sans doute trop fragile pour résister à l’effondrement du communisme. La fédération yougoslave, entité multiethnique et multiculturelle, fut ravagée par une violence extrême organisée et instrumentalisée par quelques dirigeants fanatiques assoiffés de pouvoir. Plusieurs cinéastes décidèrent alors de mettre en scène, chacun à sa façon, l’agonie de leur nation et de leur peuple. C’est ainsi que, en 1992, Zivojin Pavlovic réalisa The Deserter qui parle du comportement de certains officiers de l’armée fédérale. Puis, en 1993, Oleg Novkovic tourna Why have you left me : l’histoire d’un jeune soldat serbe traumatisé qui rencontre, à son retrour du front, une réfugiée ayant elle aussi atrocement souffert de la guerre. En 1994, ce fut au tour de Boro Draskovic. Son film, Vukovar, poste restante montre les affrontements entre Serbes et Croates en 1991, à travers la destiné d’un jeune couple mixte marié juste avant le début des hostilités. En 1995, Zelimir Zilnik réalisa Marble Ass : une comédie acide et subversive montrant dans Belgrade deux travestis qui se prostituent aux soldats permissionnaires. Un an plus tard, deux films importants concernant la guerre en Bosnie-Herzégovine virent le jour : celui d’un jeune cinéaste belgradois, Srdjan Dragojevic, intitulé Beaux villages, belles flammes et celui du Sarajévien Ademir Kenovic intitulé Le Cercle parfait. Tous deux sont sortis en France il y a quelques mois.
Alors que le Tribunal Pénal International fait rouvrir les charniers de cadavres de Sebrenica et tente désespérément de faire condamner les responsables de ces crimes atroces, que les tensions au Kosovo s’accentuent encore, Goran Rebic nous présente son premier long métrage. Le Jour où Sascha est revenu raconte une histoire en partie autobiographique : celle d’une famille d’origine serbe vivant depuis des années à Vienne en Autriche, qui, après le retour du fils aîné de Yougoslavie où il avait été enrôlé de force dans l’armée fédérale, finit par se quereller et se disloquer. Contrairement à plusieurs films traitant du conflit yougoslave, Goran Rebic ne filme pas la guerre dans son pays, mais les conséquences, les répercusions désastreuses de celle-ci loin des affrontements meurtriers. Il montre notamment comment les machines de propagande ultranationalistes ont fini par franchir les frontières pour infecter les esprits et anéantir toutes les anciennes amitiés entre Serbes, Croates et Bosniaques. L’onde de choc du conflit, après avoir brisé la fraternité de la petite communauté d’émigrés yougoslaves, s’attaque également à la cellule familiale. La vague nationaliste engloutit toutes les illusions et révèlent les faux-semblants des comportements familiaux ou amicaux. Rebic dénonce la responsabilité de la « génération des pères » qui ont délibéremment réactivé les vieux antagonismes, délires et démons au risque de détruire l’avenir de leurs enfants. « J’avais intensément besoin de réagir à cette folie » affirme le jeune cinéaste, « d’exprimer mon désespoir, de prendre clairement position. Je ne revendiquais aucune nationalité, aucune religion, aucune langue… Je ne voulais être du côté d’aucun soldat ».
Sascha, personnage central du récit, exprime parfaitement ce point de vue. Il dégage une certaine sagesse qui, de toute évidence, fait cruellement défaut à son père. Ce dernier s’obstine à le considérer comme une sorte de héros de l’histoire moderne serbe, ce que le fils rejette violemment : « Je ne suis pas un combattant et n’ai pas de patrie » dit-il, clamant son indignation. Remarquablement interprété par Merab Ninidze, un jeune acteur géorgien, Sascha est un très beau personnage, tout en nuance, souvent étrange, que l’on découvre progressivement à travers les yeux admiratifs et intrigués de son jeune frère (la mère, incarnée par Eva Mattes, une des actrices de prédilection de Fassbinder, et le père, incarné par le célèbre acteur yougoslave Ljubisa Samardzic, sont également parfaits). L’aspect mystérieux de Sascha est aussi renforcé par certaines séquences assez inquiétantes, comme celle montrant son travail à l’intérieur d’un aquarium géant situé au sommet d’une tour du centre de Vienne. Son visage et tout son physique traduisent sa fragilité, son mal de vivre, sa souffrance intérieure. On perçoit dans son regard perdu, ses silences, une part de l’horreur de la guerre qu’il ne parvient ni à oublier ni à exposer.
Une façon d’intérioriser un vécu que le spectateur ne voit pas, mais dont il peut deviner la dimension tragique et traumatisante. Le poids des remords et de la nostalgie est trop lourd. Impossible de vivre avec. Même l’amour d’une jeune Bosniaque qu’il a ramenée en Autriche avec lui n’y peut rien (la relation entre les deux personnages est traîtée avec beaucoup de distance : on sent bien qu’un même déchirement intime rapproche les jeunes amants, mais on ignore la nature exacte de ce trouble interne incoercible). Le passé récent de Sascha le rattrape et l’étouffe. Soudain, on découvre la réalité de ses obsessions, le sens de certaines réminiscences (notamment d’une photographie représentant un groupe de jeunes filles). Malgré tout, comme la majorité des personnages principaux des films yougoslaves, Sascha finit par se suicider. Geste terrible donnant lieu à une belle séquence, en partie filmée au ralenti, dont la poésie est très émouvante.
Incontestablement, Goran Rebic nous offre avec Le Jour où Sascha est revenu, une oeuvre personnelle, esthétiquement sobre, dure, pleine de justesse et de sensibilité. Sa démarche correspond à une condamnation sans appel de l’absurde logique destructrice nationaliste. C’est une sorte d’hymne mélancolique assez désespéré à la communauté yougoslave aujourd’hui complétement déchirée, et, au-delà, à l’idée d’une vie en commun possible au sein d’une même nation. A l’heure où l’on nous parle beaucoup d’Europe, une telle prise de position est suffisamment rare dans le paysage cinématographique pour être signalée.