Si Isao Takahata est moins connu du grand public que Miyazaki (sinon pour son Tombeau des lucioles), c’est pour deux raisons évidentes : il a réalisé beaucoup moins de films et contrairement à lui, ne dessine pas. Un esthète moins ou mieux qu’un artiste. Le Conte de la Princesse Kaguya est de fait un hommage évident à l’art de dessiner autant qu’à celui d’animer le dessin. Soit un double retour aux sources. D’abord au folklore japonais (un conte traditionnel), ensuite à l’esquisse : celle qui préside dans le secret des studios à tout dessin animé soucieux de gommer ensuite les traits de crayon, comme autant de promesses avortées. Le dos ainsi tourné à l’animation moderne, le film trouve une posture moins réactionnaire que radicale, pour faire de nouveau éclore (comme son héroïne, une princesse minuscule née dans une tige de bambou) ce cinéma du trait devenu trop rare, devant la puissance des machines.

A la suite de son précédent film, Mes Voisins les Yamada, qui littéralement faisait et défaisait le dessin sous nos yeux,  on sait gré à Takahata de revenir encore à ce « degré zéro » de l’écriture animée, qui consiste tout bonnement à faire vibrer un trait, à ne faire rien d’autre qu’y penser le mouvement. Processus qui renvoie même à l’origine du cinématographe, lui préexiste – le storyboard, comme il en fonde l’étymologie – kinema/graphein, « écrire le mouvement ». Cette ontologie retrouvée passe par le dessin comme vibrante illusion, de celles qui savent rendre, non pas le réel (vieille ontologie bazinienne qui de fait exclut l’animation du champ du cinéma), mais bien le vivant. Le procédé consiste pour Takahata à user du mouvement en l’adossant à l’immobilité du dessin, qu’il s’agisse d’un simple frémissement cantonné dans un coin du cadre (trois brins d’herbe qui seuls s’agitent dans un plan sublime), ou au contraire d’un arrachement furieux à l’inertie du décor. Ce peut être alors une explosion de couleurs qui confine à l’abstraction soudaine (lorsque la princesse se défait rageusement de ses kimonos bariolés comme autant de carcans illusoires), ou les rayures rageuses d’un fusain qui noircit l’image de branches emmêlées, pour rythmer une course éperdue contre le désespoir.

Il faut voir, dans la première partie, Kaguya grandir assez vite pour devenir le temps d’un été cette nymphette bientôt courtisée par tout ce que le pays compte d’hommes, réduits ici à leur fascination libidinale.  L’accélération de son développement fait surgir du moindre de ses mouvements une attention accrue à la vie qui l’anime, inséparable encore de la nature qui semble tout entière respirer avec elle. La cosmogonie écolo des studios Ghibli trouve une nouvelle fois sa pleine mesure ici, dans un aller-retour permanent entre le paysage et le corps de la fillette, comme si la nature ne cessait jamais de la mettre au monde. Cette première partie elle-même est une esquisse, une enfance entière s’y affirme et s’éteint en même temps, par l’ébauche d’un amour, d’une sexualité à venir, frémissante encore dans une amitié qui ne dit pas son nom, entre Kaguya et un adolescent du village.

Mais c’est encore l’histoire d’un homme, le coupeur de bambou qui donne son titre au conte adapté, lequel figure lui aussi un homme désirant qui va prendre la relève pour emmener le film ailleurs. C’est le père adoptif de Kaguya, qui voit en elle un don du ciel. L’ayant trouvée puis trouvé de l’or dans le tronc d’un autre bambou, le voici nouveau riche qui l’emmène de force à la capitale où réaliser ce qu’il pense être son destin de princesse. C’est ici que le conte, soumis à cette inévitable pesanteur symbolique qui le destine aux enfants, trouve pourtant une manière de s’arracher au folklore rebattu de la princesse rebelle qui voudrait être moins belle pour cesser de se taire, modernité certes évidente pour un conte du Xème siècle, moindre de nos jours. Car de ce père qui prend sa fille pour une poupée, de cet amour débordant, Takahata fait progressivement un monstre pour la jeune fille, épigone de ces parents performatifs qui depuis le début ont pour leurs ouailles un plan de carrière tout tracé, une Voie Lactée toute prête. Le film alors se referme sur Kaguya pour lui intimer progressivement la même inquiétante immobilité que celle de ses décors. Un voile désormais la sépare de la vue des autres, pur objet de désir enfermé dans les rêves de son père. Ses courses effrénées de petite fille en joie se raréfient bientôt dans les couloirs vides d’une maison de rêve ; elle devient un bibelot, une décoration muette sous les coups répétés de leçons de maintient. Des promesses en ont fait une promise, et la lutte qui s’ensuit pour échapper à l’entropie ne fait que l’éloigner de sa vie passée, dissoute à présent dans une enfance irrémédiablement perdue.

C’est là que Le Conte de la Princesse Kaguya commence un troisième mouvement qui le porte à s’élever au-dessus d’une opposition trop clairement binaire entre ses deux premières parties. Là que le merveilleux reprend ses droits pour en faire le plus bouleversant des mélodrames, à quoi Isao Takahata excelle depuis toujours – voir Le Tombeau des lucioles, mais aussi Souvenirs goutte-à-goutte, tous grands mélos à base de petites filles, avec lesquels celui-ci semble former une trilogie. Venue d’ailleurs, Kaguya doit retourner d’où elle vient, autrement dit retrouver l’oubli après avoir tristement constaté que la vie sur Terre ne pouvait être un paradis qu’à la condition d’être perdu. L’oubli est ainsi préféré à la nostalgie sans fond qui renvoie dos-à-dos son enfance perdue et sa prison dorée comme autant de rêves illusoires pourtant pareillement devenus des regrets. Seulement voilà : l’oubli aussi est une illusion. Et les larmes, même en apesanteur, continuent de couler.