Jorge, qui vit encore chez ses parents, est depuis vingt-cinq ans l’employé dévoué de la Cinémathèque uruguayenne, tenant à bout de bras un bâtiment quasi-fantôme, au bord de la faillite. Les adhérents se font rares, des annonces passent dans les salles pour mendier les dons qui pourraient soutenir ce temple de la cinéphilie, le matériel est usé mais l’argent manque pour le remplacer. La Vida util fait d’emblée le portrait d’une cinéphilie inquiète, et du cinéma comme un monument à l’agonie, hanté par des visages et des histoires qui n’intéressent plus personne. Il procède pourtant moins de l’hommage romantique à la cinéphilie que d’une suite de sophismes plus éloignés du cinéma qu’il n’y paraît. D’ailleurs, c’est simple : Jorge (joué par Jorge Jellinek, lui-même critique) aurait bien pu être l’employé de n’importe quel bureau tristounet, d’autant que la deuxième partie du film révèle que la cinéphilie n’était là au fond que pour servir de contraste à ce que le cliché communément lui oppose : la « vie ». Cette deuxième partie, qui commence avec la fermeture définitive de la Cinémathèque, soutient un credo inattendu de la part d’un film cinéphile sur la cinéphilie, quelque chose comme : ne rêve pas ta vie (= le cinéma) mais vis tes rêves (= la vie). Et ce n’est qu’une fois licencié que notre héros, reprenant un peu d’allant, se décide à croquer cette bonne grosse vie à pleine dent : en attendant de rejoindre la femme qu’il courtise il va se faire rafraîchir les pointes chez le coiffeur (il se fait beau), décide d’y oublier sa mallette de travail (il laisse le passé derrière lui), se fait passer pour remplaçant dans un cours de droit où il récite un monologue sur le mensonge qu’on nous dit inspiré de Mark Twain (il est foufou). Une fois lavé de la poussière cinéphile, Jorge peut, donc, enfin, vivre le film de sa vie propre. Il est assez étrange de voir La Vida util, qui se veut hommage au cinéma et à la cinéphilie, prendre acte de cette naïve opposition entre le cinéma et la vie, se posant une question (le cinéphile peut-il être autre chose qu’un mort-vivant ?) qui tape à côté de son sujet puisqu’elle ne questionne pas la réelle morbidité inhérente à la cinéphilie, mais seulement le sinistre imaginaire qu’on lui attribue. Cela l’oblige à se faire le porte-parole limite publicitaire – façon The Artist – d’une cinéphilie disneylandisée, en mettant en scène une loufoquerie très volontariste (Jorge improvise une danse en descendant les escaliers, se prend pour un héros hollywoodien) qui ne trouve que les effets de ses moyens : ceux d’un petit film qui soigne ses plans et s’amuse avec sa bande-son. La cinéphilie de La Vida util procède d’ailleurs plutôt de ses choix formels : le noir et blanc, la reprise du thème du cinéma muet de la sortie en ville, l’utilisation systématique du gros plan et une préciosité de tous les cadres, retrouvant au passage quelques beaux percepts proprement cinéphiles. Ce qui donne au final un film minuscule dans ses ambitions comme dans son résultat, et qui, voulant épouser la logique du regard cinéphile comme machine à faire des plans, s’enivre d’une obsession somme toute assez limitée.