La Nourrice est un film de révolutions, ce qui étonne guère de la part du réalisateur mythique des Poings dans les poches (1965), dans lequel un Lou Castel adolescent et convulsif assassinait l’un après l’autre les membres de sa famille bourgeoise. Si le background historique est bien ici celui de l’éternelle lutte des classes (dans l’Italie du début du siècle), la foule contestataire apparaît davantage comme le symbole d’une transition de pensée (voire d’affects) que comme entité auto-suffisante, décorative, bref, à la Rappeneau. Les enjeux intimes de la fiction demeurent extérieurs aux événements (la péripétie intra bellum est heureusement exclue), mais les personnages « contre-romanesques » se nourrissent de ces derniers et les absorbent afin de mieux comprendre leurs propres bouleversements.

Mariée à Mori, un psychiatre aux méthodes expérimentales (le charismatique Fabrizio Bentivoglio), Vittoria (Valeria Bruni-Tedeschi, au jeu toujours aussi intense) vit plutôt froidement la naissance de leur enfant. Celui-ci refusant le sein de sa mère, Mori décide d’engager Annetta (Maya Sansa, une révélation), une nourrice elle-même contrainte d’abandonner son propre fils afin de se consacrer à celui de ses employeurs. Peu à peu, Vittoria se sent dépossédée de son rôle maternel et cherche à le reconquérir de façon surprenante…

Bien que ce synopsis puisse paraître presque cliché, La Nourrice échappe sans cesse au définitif et aux rebondissements convenus, préférant cultiver l’ambiguïté des signes et la polarité des sens. En dessinant de sublimes figures de passeurs, Bellochio organise une structure de pure mouvance, au cœur de laquelle l’amour, l’écriture, la parole et la maternité se cherchent, s’échangent, se consument, glissent de l’un à l’autre. De facture apparemment classique, la mise en scène suit en vérité les trajectoires pulsionnelles : souvent contenue et majestueuse (la photo, signée Giuseppe Lanci, est magnifique), soudain brusque et affolée (la perte, la révolte), parfois fragile et syncopée (l’incapacité, les maladresses angoissées), toujours empreinte d’une grâce et d’une subtilité rares. Limpide et profond, souple et tragique, d’une beauté aussi évidente que mystérieuse, La Nourrice est une œuvre qui embrase de façon permanente le champ filmique.