Au centre du premier long-métrage d’Olivier Torres, Prix Jean Vigo 2004 pour son court-métrage La Nuit sera longue, titube un ogre ivre de cul et de champagne. Jean, comédien talentueux et reconnu, traîne sa fêlure fitzgeraldienne dans une nuit sans fin débouchant, à la mort de son vieux père, sur une place vacante : il se retrouve contraint, face à son fils Sylvain, adolescent timide et complexé, de devoir endosser un rôle de père qu’il n’avait jamais envisagé. Or, Jean est un monstre sacré, orgueilleux en diable, pour qui un rôle, quel qu’il soit, ne se refuse pas, surtout s’il peut s’adapter à son personnage, à sa légende. L’ambition du film consiste à cerner ce rapport duel, fait de coups de gueule et de coups de poing, de transmission et de démission, entre un père trop grand et un fils trop petit, et, en définitive, entre la vie et le théâtre – peu ou prou la problématique du Tetro de Coppola. La « ligne blanche » du titre, c’est précisément cette limite ténue qui, sur les planches, distingue la zone de jeu de celle du non-jeu, la représentation du reste de l’existence, limite sur laquelle le film se tient. On joue, on ne joue plus.

Par endroits, Torres emporte le morceau par la force notable de son écriture. Celle-ci se manifeste à son apogée dans une belle première scène, où Jean s’invite, bouteille à la main, en trouble-fête chez une maîtresse. La caméra épouse son ivresse bien entamée et décrit l’irruption en larges à-plats et violents à-coups, dans un chavirement de chaque instant, se raccrochant à la brutalité des coupes comme autant de mini-comas éthyliques. On apprécie enfin la décontraction avec laquelle, plus tard, lorsque Jean entraine son fils dans une virée en Provence au ranch d’un ami américain exilé, le film honore ses pères inspirateurs en empruntant la piste culottée du western. Mais la « ligne blanche » désigne un clivage plus profond.

Torres prête à son héros dissolu une attention à ce point exclusive, et qui se mêle si confusément à la persona de son interprète Pascal Bongard, qu’elle phagocyte tout le monde de fiction qui devrait se distribuer autour de lui. Pas un seul personnage secondaire qui, face à sa complexité, à sa riche ambigüité, ne se réduise au cliché. Il y a là comme un narcissisme non résolu, gisant dans le triangle cinéaste-acteur-personnage. Le narcissisme : c’était pourtant la clef d’un film sur le Comédien, cet être à la recherche de lui-même, qui doit se nier, faire le vide autour de lui, pour exister. Faute de recul sur la question, Torres se laisse absorber par la lumière noire de sa créature, chimère d’ego devenue folle. Tout cela agit, bien évidemment, au détriment du réalisme visé et plonge le film dans un autisme de us en plus problématique.

Dernière chose, terminale. On sent dans le regard de Torres une vision de la vie comme problème exclusivement masculin, un vieux fond d’ « entre couilles », une attention pour les frictions mâles-mais-pas-pédé, du plus mauvais effet. Ce mot bien connu – « c’est la vie » – vers lequel tend tout le mouvement du film ne se transmet que d’homme à homme, de père en fils. Torres se retranche comme il peut derrière son admiration pour Rio Bravo et l’hommage qu’il a voulu lui rendre. Il oublie que dans le western tardif de Hawks, la culotte était plus fermement – et mieux – portée par Angie Dickinson que par John Wayne. Que Wayne ondulait autant des hanches que son alter ego féminin. Qu’il était une mère pour ses camarades. Enfin, que le dernier plan du film était voué tout entier à la fameuse culotte, secret de vie échouant du septième ciel sur la terre battue.