Après le piteux Terminal, retour aux choses sérieuses pour Spielberg. Pas de surprise donc, La Guerre des mondes est bien le champion attendu, un film monstrueux de puissance, étincelant de simplicité, absolu de noirceur. Mais le film arrive surtout à point nommé, dans la foulée des deux précédentes comédies du cinéaste, pour chasser une fois pour toute l’idée que l’auteur soit tout à fait devenu un adulte, au fond la pire des choses qui pourrait lui arriver. Spielberg tourne actuellement à un rythme de Woody Allen ou de Raoul Ruiz, enchaînant les projets avec une aisance qui ne doit pas dissimuler le fait que chacun de ses nouveaux films, contrairement à l’exemple d’un Jurassic Park dans les années 1990, n’est que le maillon (fut-il démesuré) d’une chaîne et l’annonce d’un suivant qui n’aura rien à voir.

A cela, La Guerre des mondes répond en toute logique : intrigue minimaliste, artifices mélodramatiques tellement codés qu’ils ne cherchent même plus à émouvoir (l’ignoble chansonnette de Tom Cruise, rires dans la salle), enchaînement de scènes d’anthologie, un peu moins de deux heures et c’est bouclé. Si cela apparaissait déjà dans la poussive conduite du récit de l’éblouissant Minority Report, c’est encore plus visible maintenant : dans son intrigue même, description d’une extermination extra-terrestre dans le creux du plus intime des rapports (un père et sa fille), le film semble constamment se refuser à l’amplitude et la démesure qu’appelle son sujet. Cela donne une résolution finale digne d’une petite série B et simultanément une sécheresse hallucinante à l’ensemble : en gros, toute la force d’un Titanic condensée en deux petites heures, plus un gramme de graisse.

D’où la puissance incommensurable du film, héritière dans sa recherche de compression et sa façon de voir le champ filmé comme un morceau de fractale (le moindre fragment comme exact reflet du monde) d’un mouvement post-démesure pompière des années Bruckheimer qui irait, pour aller vite, de Seul au monde à Collateral via Rollerball. Que les plus grands cinéastes industriels des années 1990 remettent de l’ordre dans la grande perte de perspectives des nouvelles images peut se voir comme un acte de résistance : ainsi, chez Spielberg, cette manière politique par défaut de se transformer en canon à images, jets de beauté noire produits à la chaîne, reflux d’une angoisse anonyme et cependant toujours affectée. Contrairement à Shyamalan, son jumeau inversé, le réalisateur bloque la vanne du discours au profit d’un grand bain d’images incandescentes, mutantes, follement réalistes, reflets non pas d’un point de vue mais de milles visions qui assaillent son petit jardin secret.

En cela, La Guerre des mondes est l’antithèse ahurie de la beauté de velours de Signes. Il y a là un réalisme qui touche à la pure mimésis : plans sortis des images d’archives du 11-Septembre, détails patents (la carcasse d’avion dans la cour, comme si de rien n’était), photo blafarde, blanche poussière d’apocalypse recouvrant cheveux et ruines. Le politique chez Spielberg ne passe que par l’oeil, machine à ingurgiter le monde. Ce en quoi La Guerre des mondes demeure une sorte de contemplation effarée de la terreur qui ressort autant de la première scène d’arrivée des aliens (la foule, au lieu de fuir, reste immobile et fascinée) que de la course folle de la voiture conduite par Cruise au milieu de rues arrêtées, véhicules statiques et foules bloquées. Cette vision d’une humanité immobile, rivée au chaos, est la plus belle idée du film. Un ambulancier explique que seuls ceux qui gardent les yeux ouverts parviennent vivants à l’hôpital. Ni programme politique ni point de vue adulte : juste un principe de mise en scène qui fait de La Guerre des mondes, à ce jour, le plus grand document sur le 11-Septembre qu’Hollywood ait produit.