Injustement méconnu, le cinéma de Jean Epstein constitue pourtant une œuvre majeure dans l’histoire des formes cinématographiques. Réalisateur, documentariste, et théoricien, avec à son actif plusieurs essais sur le cinéma, Jean Epstein se situe à l’avant garde de l’Avant-Garde française des années 20. Dans La Glace à trois faces, véritable chef-d’oeuvre dont la modernité nous surprend encore, le cinéaste évoque l’histoire d’un homme racontée par trois femmes. Chaque portrait esquissé nous dévoile un homme différent dont on ne saura finalement rien tant les descriptions divergent. Dans ce moyen métrage nous baignons dans l’impondérable des choses qu’Epstein essaie de saisir par une appréhension de la réalité à la limite de l’expérimental. L’usage des gros plans qui n’ont parfois aucun lien logique avec le plan précédent morcelle un espace qu’on pourrait qualifier de psychique. Les temps se mélangent, il n’y a plus ni présent, ni futur, ni passé mais un entrecroisement d’instants. Ce travail sur le temps est aussi un travail de re-création d’une réalité par le cinéma, principe majeur du travail du réalisateur. Pour Epstein rien ne servait de représenter la réalité telle qu’on la voyait mais plutôt de la filmer telle qu’on la sentait. Le montage, discontinu et réitératif, est l’outil principal de cette re-création en cassant la linéarité de l’action. En cela on peut le considérer comme le précurseur d’un montage créatif et re-créatif contre un montage linéaire, prédominant encore de nos jours. Quarante ans plus tard viendra Godard qui rendra d’ailleurs hommage à Epstein dans Vivre sa vie.
Conçu un an après, La Chute de la maison Usher est d’une même modernité. A la base du film il y a une histoire inspirée d’une nouvelle d’Edgar Poe : un homme dérobe la vie de sa femme en peignant son portrait. Epstein se sert de ce thème pour créer un univers mêlant fantastique et lyrisme à la manière du Nosferatu de Murnau. Proche d’un certain expressionnisme (notamment par le jeu mélodramatique des acteurs), le film demeure cependant une œuvre originale, exclue de tout mouvement. Le drame et la peur sont créés par de purs effets de montages, alternant des plans angoissants sur un paysage sinistre, des couloirs balayés par le vent, et des piles de livres qui s’effondrent, avec d’autres plans moins effrayants. Si le montage est le moteur de la peur, des effets visuels s’ajoutent pour créer un climat fantastique mais surtout très onirique. Les surimpressions (avec un plan négatif très bref à un moment, annonçant déjà le travail du cinéma expérimental sur le négatif-positif), créent des images irréelles d’une beauté troublante. L’usage des ralentis qui abondent dans le film reflète la recherche de ce qu’Epstein nommait « la photogénie » : « le cinématographe explore ce qui est tel qu’il n’est pas encore ». Ses images sont la vérité inconsciente des choses et la mobilité de la caméra (parfois proche de celle de la steadycam d’aujourd’hui) fait partie du processus.
Avec ces deux films, Epstein montre qu’il a saisi toutes les potentialités du médium cinéma, et sa spécificité par rapport aux autres arts de la représentation que sont la peinture et la photographie. Outre le fait d’être des chefs-d’oeuvre, La Glace à trois faces et La Chute de la maison Usher, sont représentatifs des sommets qu’avait atteint le cinéma muet à la fin des années vingt.