Au début une fille danse, au milieu d’autres filles, pour accompagner la mélodie que, devant elle, celui qu’elle aime mime en playback. Un type monte sur la scène, un coup de couteau troue le mime, qui s’effondre. La musique s’éteint et les filles fuient, sauf elle, Nina, qui continue sa pantomime pour elle-même, poupée mécanique animée par un déni presque comique. Tout le monde la presse de quitter la scène mais Nina reste sourde, et pour finir elle s’avance, fixe la caméra, chante à son tour, sans playback. A l’autre bout du film un homme est assis, seul, son visage dessiné par les rayons pâles d’un soleil trop froid. Lui aussi, Almayer, semble sourd. Les mots qu’il répète en boucle sont pour Nina, sa fille, mais Nina est partie. Son babil est une autre ritournelle, mais celle-ci ne conjure plus rien, elle finit de le noyer dans la boue d’ombre qui, depuis le début, cherchait à le dévorer.

Entre les deux, la chanson de la fille et la rengaine du père, s’étend donc le dernier film de Chantal Akerman, inspiré par le premier roman de Conrad. S’étendre, c’est le mot : pour qui connaît la prodigieuse architecture des fictions d’Akerman, la matière instable, huileuse, de ce film-là, est plutôt inattendue. D’autant que, perdant les repères de son cinéma, le spectateur ne retrouve que lointainement ceux des romans de Conrad. Du livre, Akerman ne retient que l’essentiel : quelque part en Asie du Sud-Est, l’isolement d’Almayer, un Européen qui, berné par les promesses de fortune d’un riche capitaine et marié de force à une femme qu’il n’aimait pas, sombre dans la folie quand il lui faut, pour la seconde fois, laisser partir sa fille. De l’imaginaire de Conrad reste une image, à peine un plan (Marc Barbé à la proue d’un bateau, accostant chez Almayer), une page de roman égarée dans les eaux épaisses du film, que l’aventure n’occupe pas (les rêves d’Almayer ne sont là que sur le versant de leur défaite). Qu’est-ce qui l’occupe ? Almayer, sa folie, le fleuve d’angoisse qui l’emporte et le film avec lui. Et d’ailleurs le film s’égare quand il le quitte : les parties dédiées à Nina sont un peu faibles, comme désertées par Akerman, occupée ailleurs, restée avec Almayer. C’est qu’Akerman, on le sent bien, s’intéresse peu à la fille, c’est-à-dire pas plus qu’Almayer qui, tout à son angoisse, aime Nina parce qu’elle l’obsède, plutôt que l’inverse.

La « folie » Almayer, le film ne le précise pas, est un lieu – c’est la maison au bord du fleuve où son destin a condamné Almayer. Nul besoin, au fond, de le préciser : dans cet énoncé implicite mais qui résonne tout du long – littéralement : la folie est un lieu -, il y a aussi la clef du cinéma d’Akerman. Habitant une folie, Almayer est logé à la même adresse que le reste de l’oeuvre. A cette aune c’est bien la forme qui surprend ici, puisque le fond, lui, ne change pas. Abandonnant la précision chirurgicale de sa mise en scène (ces blocs ciselés avec une précision d’horloger, leur sublime géométrie), Akerman lui lance un défi. C’est ce qu’elle dit d’ailleurs, quand elle explique qu’elle a, pour la première fois, travaillé sans découpage, qu’elle s’est laissée porter. Ce dérèglement qu’elle s’impose, et qui est la nature même du film, est une manière de libérer ce qui n’a jamais cessé de l’occuper, de le laisser jaillir en un déferlement un peu monstrueux. L’angoisse qui occupe Akerman depuis le début, et qui informe toute l’œuvre, les films l’avaient jusqu’ici, toujours, encadrée. L’impérieuse autorité du cadre, et avec lui du décor, avait cette fonction-là : contenir, au double sens de renfermer (l’angoisse, les affects, l’Histoire – entre les murs d’une chambre ou d’un appartement, entre les bordures de la nuit, dans les décors traversés par les documentaires) et de retenir, d’endiguer (l’angoisse de Jeanne Dielman, au 23 quai du commerce, comme celle d’Akerman, dans la chambre qu’elle n’a pu quitter pour filmer Tel Aviv, dans Là-bas). Pour les personnages dans le décor, le cadre, c’était aussi le rituel, l’architecture des obsessions, tâches ménagères de Jeanne Dielman ou jalousie de Simon dans La Captive : que le cadre cède, et alors tout se dérègle, et tout se révèle.

La Folie Almayer a ceci de monstrueux qu’il est filmé entièrement depuis ce dérèglement, du point de vue d’une angoisse que plus rien ne vient canaliser et qui alors se répand comme un torrent. Retirant les digues, Akerman filme l’angoisse littéralement, cette angoisse dont elle faisait elle-même, de sa belle voix rocailleuse, la description dans Là-bas. Elle disait : je ne me sens pas appartenir, je suis déconnectée de presque tout, j’ai quelques points d’ancrage et parfois je les lâche ou ils me lâchent, et alors je flotte à la dérive. Almayer est ce bateau ivre d’angoisse qui, voyant partir sa fille, perd son dernier amarre, et n’a plus qu’à se laisser engloutir dans les eaux noires, à peine éclairées d’un trait de lune, dont le film reproduit sans cesse l’image. La mise en scène l’y accompagne, elle-même semble une coulée, une glue sombre et sans contours, loin de la fine mécanique à quoi Akerman avait habitué. En cela le film a parfois quelque chose de vraiment terrifiant, sa beauté passe par un malaise, il est presque insoutenable par endroits. L’ombre par exemple n’y est plus ce subtil dessin qui traversait La Captive mais une pâte informe et menaçante, une hydre noire qui finit par manger tout, dans la jungle comme chez Almayer (et ici c’est bien la folie, deux fois, qui l’engloutit). Dans le plan sublime et effrayant qui clôt le film, Almayer, filmé comme un zombie (et il faut dire combien Stanislas Mehrar, dont on ne s’explique pas la rareté, est prodigieux), se plaint d’un soleil trop froid, et le plan montre sur son visage l’empreinte faible de rayons qu’on dirait effectivement glacés. Dans Là-bas, Akerman évoquait sa tante Ruth, suicidée à Bruxelles un jour de « faible soleil ». D’un film à l’autre, le décor change, mais la météo ne varie pas : les soleils sont tous éteints.