On se souvient de ce fait divers surréaliste qui transperça la torpeur d’un été national : une jeune femme assurait avoir été victime d’une agression antisémite d’une violence inouïe (lacération au couteau, croix gammées dessinées sur tout le corps) dans un RER, c’est-à-dire à la vue de tous. La machine s’emballa, comme on dit, et sans même se préoccuper de la véracité des faits, chacun entonna son couplet horrifié, avant que soit établi qu’il ne s’agissait que d’un mensonge. Une mythomane récidiviste avait raconté des salades, tout le monde y avait cru : cet empressement-là était bien sûr le symptôme inquiétant d’une fièvre autour de la question de l’antisémitisme. L’agression du RER n’avait pas eu lieu, mais elle attestait, par son irréalité même, la réalité d’un problème (il est à ce titre frappant, et même terrifiant, de constater que le débat intellectuel en France aujourd’hui se résume pour une bonne partie à des accusations d’antisémitisme, à quoi répondent des démentis recouvrant de nouvelles accusations, sur le mode « c’est çui qui l’dit qui y est »). De ce fait divers incroyable, André Téchiné a tiré un film. Tiré, c’est bien le mot : Téchiné ne traite pas de cette histoire comme le ferait un documentaire ou un film-dossier, il la pose au milieu du métrage, comme une coupure entre les deux parties du film : 1. Les circonstances / 2. Les conséquences.

Posé ainsi, comme un levier, un point de bascule, « l’affaire du RER D » prend un statut étrange. Durant 50 minutes, Téchiné raconte l’histoire presque banale d’une fille parmi d’autres : ses relations avec sa mère (Deneuve), une love story avec un garçon qui par amour pour elle se met dans de sales draps, et en parallèle l’histoire d’une famille juive, menée par un homme (Blanc) qui fut autrefois le prétendant de la mère de la fille du RER. Une fois sifflée la mi-temps (le mensonge et sa préparation), et noués les deux fils narratifs (les retrouvailles entre Deneuve et Blanc), Téchiné ne déplie pas « l’affaire » mais la maintient dans une sorte d’état gazeux, comme un mauvais rêve. On peut bien sûr interpréter ce mensonge, dire que la fille n’a pas simulé une agression antisémite par hasard, mais qu’elle a pris à son compte un certain nombre de fantasmes liés à l’entité « juif » – victime, coupable, bouc émissaire, etc. -, qu’elle a pris la place, pour se faire entendre, du Juif en tant qu’archétype de la victime, et que cela en dit long, forcément. Sauf que le film esquive ce volet, sans pour autant le neutraliser. Téchiné ne perd pas de vue « l’affaire », mais il l’accroche par une pointe plus secrète.

Après Les Temps qui changent et Les Témoins, La Fille du RER est le troisième film que Téchiné tourne avec Julien Hirsch, qui est à peu près ce qui se fait de mieux parmi les chefs-opérateurs aujourd’hui en France, et dont on a déjà souligné l’apport décisif (chez Godard, Ferran, Limosin ou Des Pallières). Hirsch apporte aux films une lumière particulière qui semble contaminer le découpage et le montage. Il a l’art de se couler dans une mise en scène tout en diffusant quelque chose qui lui appartient. Avec Téchiné, sa lumière semble nerveuse, tendue, acérée, et donne aux films un rythme assez sec, une fluidité anguleuse – des images qui mordent dans le réel, une énergie. Impression générale de célérité de ce film lancé comme une balle, à l’image de son personnage principal, rollergirl qui file, insaisissable, cheveux au vent. Grand souffle sur ce film architectural, tout en lignes et en ruptures : ce RER qui serpente tout au long du film par-dessus les maisons ; cette grande escapade nocturne et onirique dans les marais où vient se dénouer, parmi la pluie et les roseaux sauvages, l’arithmétique du mensonge ; cette nuitée dans une cabane pour faire reposer l’aveu avant de le formuler ; cette extraordinaire séance de drague sur tchat où s’enchâssent les images comme dans une horloge affolée : webcams et plans serrés, graphie qui s’imprime sur l’écran comme de rapides wagons blancs, etc.

Il y a chez Téchiné (mais déjà dans Les Egarés, photographié par Agnès Godard) une pente abstraite et brutale qui ramasse ses films en un flux tendu et sophistiqué et qui surtout condense prodigieusement les récits. Celui de La Fille du RER, n’était ce grandiose bobard posé au milieu, est somme toute très ordinaire, ne relatant que des faits ordinaires. Tel qu’il le secoue par sa mise en scène, Téchiné en fait aussi un schéma très contemporain qui relie les îles entre elles, en archipels et en réseaux. Manière de dire quelque chose sur l’ici et maintenant en enjambant le fait divers, par nature spectaculaire et signe avant tout de lui-même, pour capter un fluide, mettre ensemble ce qui est séparé, aller au bout de son propos en n’ayant l’air que de butiner ici et là. Ainsi le film exprime une certaine globalité, en même temps qu’il est pointu sur un sujet précis. En cela, par ces moyens détournés, Téchiné a réussi aussi l’exercice pratique de film politique que cette affaire promettait.