Très mal reçu à Cannes l’an dernier, où il trainait la réputation d’être la purge quasi-officielle de la compétition, le troisième long-métrage de Lucrecia Martel ne mérite pas d’être jeté aux orties. D’abord parce que la cinéaste y retrouve un peu l’inspiration de son premier film, très fort, La Ciénaga. Inspiration qui faisait défaut au suivant, La Niña Santa, qui versait par trop dans une sophistication de surface, et prenait des airs d’objet ripoliné, tendance film d’auteur de prestige. La Femme sans tête s’offre avec plus de réticence encore que les autres. Plus que minimal, le récit se déroule ainsi : une femme, au volant de sa voiture, heurte un corps non identifié. Elle ne s’arrête pas. Plus tard, elle se persuade qu’elle a renversé quelqu’un. On vérifie sur place, on conclut à la mort d’un chien. Mais un cadavre est découvert. Un enfant ? Un chien ? On ne le saura pas bien sûr.

Ces quatre événements (l’accident, la certitude qu’il s’agit d’un enfant, la vérification, l’annonce de la mort d’un enfant) passent brièvement, ils ne forment que les quatre piliers qui soutiennent le film. Ce que Martel s’emploie à figurer, c’est comme l’effacement du personnage, qui s’absente de la vie après l’accident. La cinéaste filme son évaporation, dans le bain poisseux et déliquescent de la vie de famille, de la vie bourgeoise (une toute petite bourgeoisie de province, dans le nord de l’Argentine), des quelques convulsions de sa vie sexuelle et amoureuse. Comme une extinction, un corps au milieu d’un cinémascope comme au milieu d’un aquarium où viennent butiner, surgissant de chaque côté du cadre, les autres : des mains qui se posent sur elle, des baisers qui claquent sur ses joues, des questions qu’on lui pose, et qui à chaque fois la laissent dans un curieux mélange d’hébétude et d’apathie, des sursauts mous. La femme change de tête (ou plutôt, de couleur de cheveux), mais rien n’y fait : elle reste dans ce trouble, qui s’ouvre au fantastique, bien que Martel prenne soin, toujours, de ne jamais tomber dans le panneau de l’inquiétante étrangeté. C’est comme si elle était gagnée par une cécité lourde, des paupières de plomb (elle dort beaucoup). Elle n’a pas vu ce qu’elle avait heurté, comme les bourgeois de son espèce ne voient pas les femmes de ménage, les pauvres, le petit personnel (les films de Martel, surtout celui-ci et La Ciénaga, sont des radiographies cinglantes de l’hypocrisie sociale, telle qu’elle sévit en Argentine comme ailleurs, avec des particularités propres au pays des gauchos) .

D’où vient que La Femme sans tête ne semble pas tout à fait abouti ? De ce que, peut-être, le film se sait fort de ne jamais verser dans le volontarisme austère de l’hallucination (à la manière de L’Autre, de Trividic & Bernard), et, têtu, se maintient dans la torpeur d’un réalisme épais où, si l’on n’y prend pas garde, on ne voit plus rien. C’est aussi ce que raconte le film, certes, mais alors il est à la limite de la redondance.