Pour sa première oeuvre de fiction, Frederick Wiseman, immense et prolifique documentariste (de ceux, pas si nombreux, qui ont élevé le genre au rang de grand art), a choisi de faire entendre un texte. La Dernière lettre est le chapitre 17 d’un livre hors-norme, un roman-monstre écrit en 1960, interdit avant parution en URSS et découvert en France en 1980 : Vie et destin du Russe Vassili Grossman. Parfois désigné comme le « Guerre et paix du XXe siècle », Vie et destin repense toute l’histoire du siècle à partir de la bataille de Stalingrad, considérant celle-ci sous le jour de sa grande ambiguïtéalors que, sur ce théâtre militaire, le triomphe des armes soviétiques sur l’armée nazie dissimulait l’horreur à venir, la victoire de l’Armée rouge signifiant aussi une suprématie incontestée pour le système stalinien. La force du roman est de traiter des deux totalitarismes, de les mettre en miroir, de les désigner comme les deux versants d’une même monstruosité.. Placée dans la première partie du roman, La Dernière lettre est une plongée saisissante au coeur de la monstruosité nazie à partir du point de vue d’une femme qui en a subi les effets dans le nu de sa vie (pour reprendre le beau titre d’un livre de Jean Hatzfeld sur le Rwanda).

Anna Semionovna est russe, juive et médecin dans une petite ville d’Ukraine. Après plusieurs mois d’épreuves consécutives à l’avancée des Allemands vers l’est et à leur installation sur les terres conquises, elle décide d’écrire une dernière lettre à son fils physicien qui vit loin du front, une lettre ultime avant sa mise à mort par les Nazis : « Je suis sûre, Vitia, que cette lettre te parviendra, bien que je sois derrière la ligne du front et derrière les barbelés du ghetto juif. Je ne recevrai pas ta réponse car je ne serai plus de ce monde. Je veux que tu saches ce qu’ont été mes derniers jours. Il me sera plus facile de quitter la vie à cette idée ». Pour servir ce texte, morceau de bravoure dans le roman de Grossman, quintessence d’un style littéraire qui impressionne par sa concision et la sécheresse de son trait, Wiseman a opté pour un dispositif sobre -une femme debout, dit le texte, suivie ou précédée par des ombres- qui constitue comme une réponse anti-naturaliste à la récente fresque de Polanski, palme d’or cannoise, devoir de mémoire obligé qui, comme La Dernière lettre, adaptait un témoignage vécu. Si le réalisateur a préféré l’épure d’une voix, d’un corps et d’un visage à la débauche des effets de reconstitution, c’est à coup sûr dans l’idée de ne se prêter à aucune surenchère et de respecter dans la lettre et l’esprit la douceur d’une voix intime qui se fait entendre contre l’Histoire « avec sa grande hache ».

Ce qui est bouleversant dans La Dernière lettre, c’est, outre la grande beauté littéraire du texte, outre la présence évidente de Catherine Samie, passeuse sublime de cette grande vie bafouée, la façon dont les mots sont dits puis envoyés au spectateur. En dépit du savoir trop souvent pressenti sur ce type de sujet, on entend la voix enregistrée en son direct et on voit immédiatement incarnée le moindre détail évoqué par cette femme. On sent les larmes qui coulent sur son visage fatigué de douleur. On entend cette lettre, bien sûr, comme si elle nous était adressée On aura rarement aussi bien compris ce qu’était la vie dans le ghetto, « l’endroit au monde où il y a le plus d’espérance (…), où l’espoir est indéracinable ! et la source de cette espoir est une : l’instinct de vie qui résiste sans aucune logique à l’idée effroyable que nous sommes tous condamnés à périr sans laisser de traces. »