L’Idiot est l’adaptation d’un épisode du roman de Dostoïevski. Tourné en numérique, dans un beau et inhabituel (pour la vidéo) noir et blanc, il décrit une soirée mondaine organisée par Nastassia Philippovna (Jeanne Balibar), sorte de courtisane dont la volonté de jouer à un jeu de la vérité (dire aux autres sa plus mauvaise action) va déclencher chez elle la volonté de mettre à plat sa vie et celle de ses nombreux prétendants qui peuplent la soirée.

Qu’est-ce qui empêche Pierre Léon de tomber dans le simple jeu de massacre, la pauvre idéologie du petit secret social et adultérin, lequel fait la mesquinerie de tout un pan du cinéma français ? La morale sans doute, où s’énonce de plein fouet la violence des rapports de classes, sans jamais que celle-ci puisse être rédimée par une quelconque égalisation des êtres entre eux, sans que jamais la vérité éclatée loge tout le monde à la même enseigne et amoindrisse ainsi les responsabilités de chacun. Sous les atours d’une soirée mondaine qui tourne vinaigre, derrière la légèreté un peu snobe de certains convives, rien qu’une guerre de tranchées. De ce point de vue, il y a quelque chose de renoirien dans le film, même si formellement il est radicalement aux antipodes du réalisateur de La Règle du jeu. Nulle profondeur de champ organisant la comédie et la fausse proximité des classes ici. Bien au contraire, L’Idiot est entièrement construit en d’étranges et décalés champ-contrechamp, toujours un peu bizarres et déconnectés, plaçant chacun dans une petite case qu’il ne quittera pas si facilement, à l’exception de deux ou trois personnages dont précisément l’assignation au sein d’une classe sociale est plus floue, telle Nastassia Philippovna, l’héroïne de la soirée, qui, en l’espace de quelques heures aura traversé tout le spectre des possibles sociaux.

Peu à peu, cette logique de champ-contrechamp prend tout son sens : pas de frôlement des corps ici, pas de tapes dans le dos, non, rien que des affrontements de regards dans une guerre sans violence, tranquillement mondaine, infiniment cruelle. Il arrive parfois que l’on ne sait plus très bien qui regarde qui, tant Pierre Léon ne place que rarement ses convives « ensemble », mais c’est aussi ce qui fait le prix du film. L’oeil du spectateur n’y est pas cet œil inerte, à qui l’image mâche tout le travail, il est sans cesse attentif aux connections parfois improbables qui s’opèrent d’un personnage à un autre, d’un champ à un contrechamp, Pierre Léon éprouvant manifestement le plaisir de construire au montage un univers où, visuellement du moins, rien n’est joué à l’avance. Pour cette raison le film a quelque chose de tonique, retrouvant un temps le secret de certaines comédies américaines ou russes des années 30 et 40, avec ce rien de décalage suranné qui fait de Pierre Léon un cinéaste « hors temps », sans réelle généalogie dans le cinéma français.