A propos de son tableau Le Bar de nuit, Van Gogh écrivait : « j’ai voulu montrer qu’un bar est un lieu où l’on peut devenir fou, commettre des crimes… ». L’Humanité tend incontestablement vers un même but : traquer la folie humaine là où elle se terre et ne dort que d’un oeil ; pas dans les bars, en l’occurrence, mais au plus profond des petites villes de France, dans ces quasi « no man’s lands » ruraux, soit ce fameux « cul du monde » où le vide côtoie si souvent l’ignorance. Déjà dans La Vie de Jésus, le cinéaste donnait le ton, posait le décor. Celui d’un monde où les jeunes attendent de mourir en s’emmerdant, se laissent exister sans réfléchir, et submerger par une tristesse sourde dont la cause (évidente pour la caméra) leur échappe complètement. Comme dans son premier film, Bruno Dumont construit L’Humanité autour d’une figure éteinte, d’un « corps pensant » dont les actes et paroles se réduisent à l’essentiel, au prosaïque, mais dont le corps et les yeux ne cessent de crier, de supplier et de désirer. Ce personnage, c’est Pharaon De Winter, « un grand garçon » quasi autiste d’une trentaine d’années, (néanmoins) lieutenant de police, et à qui sa mère (chez qui il vit encore) a cru bon de donner le nom peu commun de son grand-père peintre, seule gloire de la famille.

Le film s’ouvre sur la course effrénée de Pharaon dans la nature, peu avant qu’il ne s’écroule de fatigue dans un champ, pas loin duquel on vient à peine de retrouver le cadavre d’une petite fille violée. Quelques plans plus tard, Pharaon est chargé d’enquêter sur ce crime, dont il est peut-être l’auteur. Ce « peut-être » est primordial ; il conditionne à lui seul le propos du film. L’important n’est pas en effet de savoir si Pharaon est un criminel, mais de comprendre que la pathétique existence qui est la sienne, cet environnement générateur de folie qui l’oppresse et le contraint désespérément à refouler ses pulsions, en fait irrémédiablement un tueur potentiel. L’intrigue policière n’est qu’un prétexte, et en dissimule une autre, dont l’objet serait, comme le dit Bruno Dumont, « la culpabilité universelle, celle de notre monstrueuse nature ».

L’Humanité n’est donc en rien une plongée introspective au coeur d’une âme criminelle, mais bien une oeuvre métaphysique ; le style de Dumont n’est pas au service d’un scénario, mais de la condition humaine. Ainsi, le cinéaste donne à ses plans la fixité et la profondeur d’un regard sur le néant, filme tour à tour la nature comme une démence nauséeuse ou un vertige sublime, et inflige à ses personnages, par le biais de l’histoire, une douloureuse confrontation existentialiste avec les choses. En cela, Bruno Dumont n’est pas à proprement parler un cinéaste pessimiste : ses personnages et les lieux qu’il filme lui donnent matière à interroger le monde, à remettre l’homme en question (en le filmant sous son jour le plus effrayant), plutôt qu’à apposer un regard désabusé sur ce qui l’entoure ; pas pessimiste, donc, mais violent dans son approche. Parfois trop, d’ailleurs… Si son talent passe par le refus de toute concession, certains partis pris sont difficilement tolérables : évidemment, on pourrait penser que le gros plan d’un vagin ensanglanté (la petite fille violée) nous oblige à relativiser notre place sur cette terre, mais à vrai dire non, car terrorisme et cinéma n’ont jamais fait bon ménage. De tels choix de mise en scène (la manière qu’il a de filmer crûment le sexe en est une autre) ne parviennent qu’à choquer, et pire, nous distraient, nous détournent de la force contemplative dont est empreint le reste du film. Celui-ci, vous l’aurez compris, n’en reste pas moins fascinant, et témoigne d’un réel talent.