Etrange histoire, étrange cas : s’il succède au plus grand film de David Fincher (Zodiac), Benjamin Button ressemble à une étrange remise à zéro, repartant d’une sorte de préhistoire du blockbuster familial et évoquant beaucoup plus la naïveté édifiante d’un Zemeckis période Forrest gump, voire d’un Ron Howard, que l’épaisseur des ténèbres, cette nuit de signes dans laquelle avançait Zodiac. Une première raison, assez prosaïque, tendrait à expliquer la simplicité pataude de ce conte dénué de tout mystère : le besoin d’Oscars qui tiraille le cinéaste depuis quelques temps. Mais il faut plutôt chercher du côté d’une histoire-cannibale qui, malgré sa singularité, tend à plier la mise en scène (et le pari technique impensable qu’elle engage) au train-train linéaire d’un récit avalant tout sur son passage. Pitch génial, pourtant : alors qu’un gros moutard tout ridé de 70 ans (Brad Pitt, monstrueusement numérique) remonte le cours du temps en rajeunissant, l’amour de sa vie (Cate Blanchett, fadement réelle) progresse irrépressiblement vers le troisième âge. La promesse de bonheur, qui se cristallise sur quelques années (à la croisée des chemins), rassemble les deux amants le temps d’une sorte d’arrêt en gare avant que le temps ne propulse à nouveau les deux personnages vers leurs nuits respectives.

On reconnaît évidemment là plus d’une marotte du cinéma de Fincher : détraquement génétique, obsession de l’ordre social (la comparaison penaude entre le freak BB et un Pygmée), vertiges de la géométrie, mise en scène entièrement déterminée par le challenge esthétique et numérique qui la conditionne. Et même cette nouvelle maturité autoproclamée (Fincher devenu adulte) qui passe par une noirceur et une morbidité bien réelles (le gouffre de désespoir sur lequel repose le film). Mais celle-ci, contrairement au travail d’ouverture de Zodiac, fonctionne selon des principes de fermeture permanents : c’est l’une des clés du cinéma de l’auteur, mais aussi la plus grande menace qui pèse sur lui. Exemples les plus lourdingues : la ronde artificielle de morts qui semble accabler Benji (attention apprentissage du deuil) ou cette séquence impensable, très Amélie Poulain, sur le thème du hasard et du destin, qui conduit à l’accident de voiture. Jamais peut-être Fincher n’avait atteint un tel point de non-retour dans le genre pré-programmé. Passé le premier tiers de découverte, assez saisissant, le film bascule dans la banalité la plus totale et avance irrémédiablement vers son centre névralgique (l’instant de la rencontre, la vie commune du couple). Flop assuré, évidemment, quand on découvre que tout amène à ce hideux montage-clip à la Pretty woman où Brad Pitt redevenu Brad Pitt (un acteur sans génie) achète un appart et se met en ménage avec sa Blanchett. Ambiance ami Ricoré rehaussée d’un arrière-goût de limbes.

La suite n’est qu’attente et monotonie, annihilant le vague suspense du premier tiers, un peu comme un voyage en train dont on ne verrait pas le bout. Pourquoi tant d’écueils (l’épouvantable aller-retour entre la fable et le décor réaliste, à peine digne de Big fish) et de vagues intuitions – Katrina, la Nouvelle-Orléans – ouvertes sur un néant de visions plus amidonnées qu’un sac de plomb (l’oiseau-mouche qui se cogne à la fenêtre, les soleils couchants Powerpoint, la finesse symbolique est digne de Birdy). La froideur, le rythme mollasson, l’absence totale de profondeur, la laideur verdâtre de la photographie, tout incite à s’en remettre au suspense purement technique du pari numérique (à quoi ressemblera Brad Pitt au plan suivant), sans se prendre le moins du monde à l’académisme benêt de ce drôle de film sans âge – aussi vieillot qu’avant-gardiste, aussi expérimental que tristement kitsch. Le projet laissait espérer, de la part de Fincher, une sorte d’odyssée mallarméenne et cosmique (la page blanche temporelle sur laquelle le récit avance en silence) : il s’apparente au final à une sorte de démonstration toute contrite de frigidité dont la tristesse et la mélancolie, elles-mêmes, s’imbriquent dans le strict organigramme de performance et de reconstitution dont le film fait sa prison de rides. Artificiel et tristounet.