Si la sortie en DVD de L’Echelle de Jacob n’est pas un événement en soi, le film ayant toujours bénéficié d’une large diffusion à la télévision et en VHS, elle constitue une belle occasion de revenir sur le cas Adrian Lyne. Ouvrir grand les yeux et se laisser emporter par l’extraordinaire pouvoir magnétique d’un tel film, c’est torpiller vingt ans de clichés (Lyne, faiseur de bluettes arty et de clips enfumés) et se rendre à l’évidence : Adrian Lyne, chantre un peu maudit des indécentes années 80, est aussi un grand cinéaste. Il suffit de voir la séquence d’ouverture au Vietnam, quand on sait que le réalisateur n’a jamais touché au genre « action », pour s’en convaincre. Ce cauchemar pelliculé, chronique d’un jeune américain moyen (Tim Robins, énorme) de retour du Vietnam et victime de mystérieuses hallucinations, est non seulement l’aboutissement d’un maniérisme visuel high class (seuls Ridley Scott et Michael Mann égalent Lyne dans cette catégorie), mais préfigure tout un pan du cinéma fantastique contemporain, de Shyamalan aux plus belles dérives vidéoludiques qu’il charrie (Silent Hill, le jeu).

L’édition Studio Canal souffre malheureusement d’un impardonnable oubli : la plus belle scène du film (celle du sérum, à la fin), écartée du montage final par Lyne, n’est pas visible alors qu’elle est disponible en bonus, avec deux autres, dans l’édition collector américaine. Qu’importe, au fond, tant L’Echelle de Jacob, en l’état, demeure un monument d’envoûtement et de terreur absolue. Le cinéma d’Adrian Lyne, dans les années 80, souffre d’une posture inconfortable : profondément commercial, en pleine période Reagan (donc cantonné à une certaine naïveté puritaine, voire réactionnaire), et en même temps veiné d’obsessions morbides, parcouru d’un trouble qui menace à chaque instant de le faire vaciller (voire la fin hallucinante de Liaison fatale). Avec L’Echelle de Jacob, en 1990, Reagan n’est plus vraiment là et le cinéma de Lyne se libère enfin. La lecture du conflit vietnamien est d’une noirceur terminale -une histoire de complot et d’expérimentations chimiques plus ou moins authentique- et la folie, non plus simple menace intermittente, se fait matrice du film tout entier : larvée dans chaque plan ou explosant le temps de visions traumatiques absolument sidérantes (les mystérieux visages en tremblé frénétique, sortis d’un tableau de Bacon, le viol mutant et stroboscopique en pleine soirée « yuppie »).

Il faut impérativement revoir L’Echelle de Jacob : pour sa façon d’entremêler différents niveaux de réalité en un jeu d’échos et de paliers d’une démentielle virtuosité (l’axe Lyne / Lynch, deux ans avant Twin Peaks le film), pour la stupéfiante beauté de sa photographie gris bleuté, pour la tristesse infinie de la musique de Maurice Jarre, enfin, qui traverse cette odyssée aqueuse et crépusculaire comme un ultrason lancinant. Voici donc le chef-d’oeuvre injustement banalisé d’un cinéaste pas vraiment à la mode, et qui au fond ne l’a jamais été. Ni une révélation ni un événement, juste une tranquille mise au point : le plus grand film de l’après-Reagan, au début des années 90, n’a été réalisé ni par Martin Scorsese ni par Brian DePalma, mais par Adrian Lyne.