Amos Gitaï (Devarim, Yom Yom) nourrissait depuis de nombreuses années le projet d’un film axé sur son expérience de soldat au sein d’une section de sauvetage pendant la guerre de Kippour, conflit traumatisant pour la population israélienne de 1973, galvanisée par la victoire de 1967 et confiante en sa force armée autant qu’en la puissance de sa nation. C’est vingt-sept ans après les événements et suite au succès de Kadosh, son précédent film, que la production de Kippour a pu être mise en chantier. Le réalisateur n’a pas choisi de filmer de combats particuliers ni d’affrontements emblématiques : son scénario, en grande partie autobiographique, condense cinq jours de la vie de deux jeunes soldats surpris par l’éclatement de la guerre en pleine fête religieuse et qui, ne pouvant rejoindre leur unité, intègrent une équipe médicale de l’armée de l’air.

Le film alterne les scènes d’intervention proprement dite au cours des combats et les moments où les sept hommes se retrouvent, le soir, à l’hôpital, loin du feu, profondément altérés par la journée passée, confrontés à leur propre individualité. La grande force de Kippour réside notamment dans le contraste instauré entre les moments de désordre, d’affolement et de peur panique et les heures solitaires, désemparées d’après la tourmente. Cette opposition implique un rythme binaire, tempo imposé par l’Histoire qui, dans son déchaînement, altère aussi bien l’espace et la durée que la personnalité de ses actants. Pas de patriotisme ici, pas de leçon assénée, aucun effet-spectacle : comme le préfigurent les deux surprenantes séquences d’ouverture (un homme marche dans de désertes rues ensoleillées ; un couple fait l’amour dans un atelier de peintre et leurs corps composent au fil de leurs ébats une toile abstraite), c’est l’homme seul qui intéresse Amos Gitaï, sa peur, ses hésitations, sa détresse, tous les sentiments que le conflit bouscule, exacerbe, maltraite.

Et si l’ennemi n’est jamais représenté à l’image comme le lui reprochent ses détracteurs, ce n’est nullement pour le nier mais c’est bien parce que l’altérité n’existe pas, que l’autre camp, hors champ, traverse une épreuve semblable, que la souffrance est égale. La mise en scène devient démocratique car les combattants filmés sont le miroir de leurs ennemis, et qu’il serait redondant d’inclure ces derniers dans le cadre. C’est ici qu’Amos Gitaï rejoint un bataillon de cinéastes (Raoul Walsh, Samuel Fuller, Stanley Kubrick, Francis Ford Coppola) qui ont transcendé le genre même du film de guerre par la portée d’un discours à hauteur d’homme ; la réussite esthétique et l’impact émotionnel de l’oeuvre étant du même ordre que ceux d’Aventures en Birmanie ou d’Apocalypse now. Kippour, arbitrairement exclu du palmarès cannois, constitue le premier véritable choc cinématographique de la rentrée : il serait impardonnable que le spectateur fasse, lui aussi, l’impasse sur un film aussi dense et bouleversant.