Attention spoiler: à la fin il y a un mort, mais pas celui que l’on croit. C’est un oiseau minuscule, du genre moineau, entré par accident dans une maison rougie par le soleil du soir autant que par un après-midi d’empoignades familiales. Affolé, l’oiseau se cogne bruyamment à tous les murs et finit par choir, recueilli par le dernier plan du film qui le regarde rendre son dernier souffle, comme asphyxié par l’air de la maison, il est vrai irrespirable. Question: qui est le piaf (puisqu’il est entendu qu’il est le déguisement d’autre chose, et que sa danse de mort est là pour dire: attention poésie) ? Première hypothèse: le spectateur, suffoqué lui-même, cogné sans cesse aux murs d’un film qui l’a balloté 1h35 durant entre l’accablement et le sentiment qu’il s’y joue, tout de même, quelque chose d’intéressant. Deuxième hypothèse, lourdement privilégiée par le film : l’oiseau, c’est un miroir tendu à Louis, le héros, artiste promis comme lui à la mort et d’ailleurs venu l’annoncer ici, dans la maison, à sa famille provinciale qui nourrit à son endroit un mélange complexe d’admiration et d’hostilité extrême. Louis, comme l’oiseau, se cogne la tête contre les murs, la maison est sa prison – prison des origines et des névroses familiales. Le film est adapté d’une pièce de Jean-Luc Lagarce.

La troisième hypothèse est irrésistible: le petit oiseau, c’est Dolan, tel qu’il ne cesse de se peindre à travers les personnages de ses films comme sur l’estrade cannoise où il vient, presque annuellement, recueillir en tremblant les fruits de son fulgurant succès. L’oiseau, c’est l’Artiste: fragile et entêté, délicat et turbulent, doté par la nature d’un don que menacent les murs dressés, tout autour, par un monde ingrat et trop violent pour lui. Cette histoire est celle d’à peu près tous les films de Dolan: de l’adolescent de J’ai tué ma mère à l’artiste ici malmené par sa famille de ploucs, du prof transgenre de Laurence Anyways au jeune homme égaré chez les péquenauds de Tom à la ferme, ou même au couple incestueux de Mommy, voilà autant d’oiseaux en cage. Cette histoire, c’est le mythe de l’Artiste, que Dolan joue à guichet fermé depuis les premiers feux de son triomphe. L’Artiste, c’est celui qui, isolé par son don, fait pleuvoir ses visions sur le monde (comme tombent, dans Les amours imaginaires et Laurence anyways, des averses de chamallows ou de vêtements multicolores), est capable de tout sublimer (Céline Dion, l’eurodance), ouvre généreusement la voie aux générations futures (cf. ses discours de remerciements façon inspirational speeches), et simultanément se heurte – c’est le prix que lui coûte son génie candide – au mur des rustres qui ne voient qu’agitation stérile dans sa bouillonnante créativité. La preuve: il vient de se bannir lui-même du festival de Cannes, vexé que la presse n’y ait pas fait un accueil plus chaleureux à ce dernier film.

Il est pourtant injuste de lui tenir rigueur de cette comédie baroque, qu’il joue le plus sincèrement du monde et en proportion de l’invitation qu’on lui en fait. Parce qu’il va de soi que s’il endosse cette panoplie, c’est parce que tout le monde, les festivals, la presse, tient à ce mythe dont il est le héros inespéré: tout le monde trouve à se rassurer dans cette fable du génie précoce et indifférent au cynisme de l’époque, et des films faits avec le coeur, qui parlent au coeur. De même qu’il est injuste de reprocher à ses films de donner systématiquement des gages propitiatoires en direction de ce mythe – Dolan lui doit une grande part de son succès, il aurait bien tort de se priver. C’est même là, en vérité, que quelque chose commence à se mettre en place qui ressemble bel et bien à une oeuvre. Il est révélateur, à ce titre, que le meilleur film de Dolan à ce jour soit Laurence Anyways, où il est explicitement question de travestissement. Le lyrisme outré des films de Dolan tient, au sens propre, de la mascarade (tous ses films ressemblent à un moment où à un autre à un bal masqué), mais les masques ici ont une fonction plutôt paradoxale. Le masque ne masque rien : il est toujours au contraire l’image violemment affirmée d’une vérité intérieure, figée en grimace, endossée comme un costume de théâtre.

Et c’est ici, précisément, que Juste la fin du monde trouve sa singularité. Parce que Dolan se confronte là à un type de drame familial à huis clos qui suppose, en principe, que des masques trompeurs se défassent doucement pour révéler un sous-sol de passions mauvaises. On connaît le principe, rythmé par les étapes d’un banquet: d’abord on échange sur le perron des baisers hypocrites; ensuite on touille les souvenirs communs tout en servant l’apéritif; quelques confessions fusent à la cuisine; finalement tout le monde se hurle dessus entre fromage et dessert, jusqu’à ce qu’on ait épuisé tout le stock de refoulé. Or Juste la fin du monde donne l’impression étrange de commencer par la fin, en s’ouvrant sur une galerie de visages d’emblée déformés par la rancoeur., bouffis par la folie et la haine, grimaces violemment soulignées par un fort effet de clair-obscur – c’est comme si la lumière du dehors rongeait les visages et la maison elle-même, qui a tout d’un bunker. Il y a de quoi être étonné : on s’attendait à débarquer chez Chéreau, et on se retrouve au banquet de Massacre à la tronçonneuse.

On n’exagère pas: à la fin, la maison est envahie d’une lumière littéralement apocalyptique, qui semble devoir tout brûler, et Vincent Cassel ressemble au petit frère de Leatherface. Tous sont, à vrai dire, parfaitement monstrueux à regarder – c’est un bal masqué de folie domestique, où les masques semblent taillés dans cette folie même. Et si le film est intéressant, c’est qu’il pousse dans ses retranchements une tendance du cinéma de Dolan qui, ainsi dévoilée, et mises à part deux ou trois parenthèses sucrées, le prive brutalement de ses manières aguicheuses. Reste que Dolan ne semble qu’à moitié à l’aise avec cette monstruosité – ou qu’il ne sait pas trop quoi en faire, comme s’il en était lui-même effrayé. La direction d’acteurs parle pour cette hésitation: mal réglée, elle semble incapable de choisir entre la théâtralité délirante et quasi-aldrichienne que requiert le film, et le naturel limpide que suppose le genre. En sorte qu’à l’exception d’une Nathalie Baye parfaitement à l’aise avec son masque (et d’un Vincent Cassel plutôt à son avantage dans un registre de vulgarité insane), on se sait pas trop à qui, des personnages ou des acteurs, est dû l’embarras puissant qu’inspire parfois le film. On n’en attend pas moins avec une vraie curiosité le prochain opus de Dolan, dont le registre (une satire des moeurs hollywoodiennes, tournée en anglais avec des stars américaines) semble on ne peut plus opportun.

3 COMMENTAIRES

  1. SOS … – – – … SOS

    Depuis que Le Cercle de Canal n’est plus intégralement disponible en ligne, un faisceau lumineux s’est éteint et je suis, sûrement comme beaucoup d’autres, en manque de lumière pour le développement de mon intelligence et de ma compréhension du cinéma…et donc du monde dans lequel je vis ou plutôt dans lequel j’essaie de survire .

    Le site officiel de Jerôme M.? Sa biographie? Faut-il faire pression pour qu’il intègre le masque et la plume? Une chaîne sur Youtube avec d’autres chroniqueurs (axe laser Momcilovic – Lalanne)? Jerôme where are U? we miss U!

Comments are closed.