Après quelques années de potacheries inégales (Délire Express, Baby-sitter malgré lui), Joe confirme bel et bien, avec Prince of Texas, le retour de David Gordon Green à la fable moite et rurale. En apparence sorti intact de son détour par l’écurie Apatow, son style y a néanmoins abandonné certains de ses tics chéris. Par exemple, cette profusion de beaux et légers travellings avants, qui paraissaient progresser à pas feutré à l’intérieur du plan, comme s’il s’agissait d’aborder chaque scène avec le plus de discrétion possible. Chez cet ancien protégé de Malick, avec qui il partage le goût d’une Americana impressionniste et du montage en creux, les séquences donnaient moins le sentiment de se succéder que de sortir sans cesse les unes des autres. C’est du reste tout son mérite : contrairement à son ancien copain de fac Jeff Nichols, qui imprime à ses films des prétentions plus classiques (et un talent plus sûr), Gordon Green aime jouer au caméléon — une manière de se fondre dans tous les environnements, et d’y rester à tout le moins indiscernable.

Voir ses premiers films (dont certains, et c’est regrettable, ne sont même pas sortis en France), c’est ainsi découvrir un art du lyrisme chuchoté et du chef-d’oeuvre en coup de vent. George Washington, notamment, donnait l’image d’une fresque engourdie et démantibulée, à la colonne vertébrale défaillante. Une architecture tordue conférant au récit une étrange démarche : l’air de serpenter plutôt que progresser, de s’enrouler autour de son sujet pour mieux le déjouer. Moins de petits travellings avants dans Joe, donc, et plus de caméras à l’épaule — c’est-à-dire moins d’ondoiements et plus de vertèbres. Mais rien d’étonnant, au fond, pour ce qui ne s’apparente à rien d’autre qu’à un film de carcasses.

L’une de ces carcasses, évidemment, c’est celle de Nicolas Cage, le Joe du titre, ex-taulard bourru dont la barbe de trappeur estompe mal les traits de cow boy qui en a gros sur la patate. Mais cette carcasse, c’est aussi celle, plus générique, du mâle blanc délaissé par l’histoire. Pour Green, l’Amérique rurale est devenue un cimetière d’éléphants, un chenil d’alcooliques agonisants qui, ne disposant plus d’aventures pour assumer l’héritage des héros d’antan, sont condamnés à dépérir et à se chiquer entre eux. D’où le goût toujours prononcé du réalisateur, ici poussé jusqu’à la caricature, pour l’atmosphère poisseuse du Southern Gothic. Dans ces lieux vagues et suintants, où le temps s’écoule plutôt qu’il ne passe, l’homme survit moins qu’il moisit, recroquevillé dans des bordels miteux et des galetas en lambeaux. Sans lui prêter la moindre attention, la nature fraternise avec la décharge du monde post-industrielle : tout semble pourrir tranquillement sur place, à tel point qu’on ne s’emploie plus qu’à accélérer les choses. Ainsi, le personnage de Joe est à la tête d’une drôle d’entreprise d’empoisonnement de la forêt, censée donner le coup de grâce à des arbres fatigués pour mieux les remplacer par de plus robustes.

Ce goût des jobs atypiques (se souvenir du rebalisage de route de Prince of Texas, saugrenu travail de Sisyphe suivant un gigantesque incendie) est certes prétexte à de beaux défilés de fantasmagories agrestes (sans forcer, Joe est d’ailleurs visuellement assez somptueux), mais laisse surtout libre cours au penchant parfois dommageable du réalisateur pour le symbolisme. Rien d’éloquent et de balourd comme le labeur de ces paysages à l’agonie, ce mélange d’eau croupie et d’automne éternelle au fond duquel s’embourbent des hommes en sursis. Mais si Joe convainc malgré ses airs de bulldog moribond, c’est qu’il ne se contente pas de simplement remuer le marécage, mais y fait sautiller un garçon plein de sève, Gary. Dans le prolongement de Malick et de Nichols, Green trouve évidemment en Tye Sheridan un Tom Sayer idéal. Nouvelle mascotte de l’Americana, le jeune acteur compense la pesanteur flasque de son entourage white trash par un pragmatisme agile et endurant.

Dans les replis de ce récit de pères en crise, où la femme n’existe plus qu’en pointillés, gambade un conte d’initiation et de relais certes peu original, mais plein de justesse et de concision. À ce titre, une belle idée de scénario prend corps à mesure que le film avance, et d’autant plus belle qu’elle déjoue un peu le programme attendu : Joe s’avère moins un père de substitution pour Gary, qu’un simple vase communicant, un gros tonneau de rage réprimée dans lequel va être déversé le poids de tout un héritage. En funambule, le récit navigue dès lors sur une subtile ligne de partage, entre innocence à protéger (la petite soeur, sauvée in extremis d’un viol complètement glauque) et patrimoine à arracher comme une tumeur (voir comment s’exécute, en un double mouvement, le passage obligé du parricide). On ne s’irritera d’ailleurs pas ici de ce que, devenu orphelin, Gary se retrouve comme par hasard à remettre un peu de vie en terre : un champ en friche, des pieds d’arbres à planter, une promesse de printemps sur lequel le film se conclut sobrement. Car autant être honnête : on aura beau admettre que c’est lourdingue, on ne résistera jamais à la tentation de trouver ça merveilleux.