Il y a, dans le titre de ce premier long-métrage, comme un manifeste crâne pour son auteur, mais pas de ceux qui annoncent de petites fièvres pop cognées aux barreaux de la branchitude et de la sociologie de quartier. Car ici, Julien Samani, réalisateur jusqu’alors de saisissants documentaires immersifs et taiseux, se lance dans sa fiction avec deux idées précises soutenant son titre aussi éloquent que mystérieux. Premier principe : la jeunesse est une idée qui n’existe qu’à travers le regard qu’on lui porte. Espérée trop tôt, regardée trop tard, elle passe dans le dos de celui qui la vit. La filmer reste un geste contradictoire, tiraillé entre l’énergie brouillonne de ses incarnations et la douceur mélancolique de celui qui se penche sur elle, par dessus l’épaule du temps. Moteur à deux vitesses donc, pour lequel Samani est allée frotter le rapport du cinéma au présent (corps jeunes, dictions contemporaines, intrusion facebookienne) aux réminiscences poussées sur l’arbre de la littérature, quand l’écriture se déploie toujours après l’évènement.  Jeunesse est donc aussi – second principe – une reprise au présent, tirée d’une nouvelle de Conrad, où le narrateur faisait le récit de sa première longue et pathétique traversée maritime dont l’échec apparent provoquait paradoxalement le plus éclatant des souvenirs.

Ce n’est donc pas la moindre des beautés de ce long-métrage que d’assumer dès son titre sa dette littéraire. Car derrière la simplicité de ses moyens, contraint par la frugalité de ses conditions de production, Jeunesse  tourne autour du sentiment ténu qu’un souvenir peut briller inexorablement dans les recoins obscurs d’un épisode pitoyable. En s’ouvrant sur une citation du livre, celle-là même qui ferme à quelques mots près le récit de Conrad, Samani pose d’emblée son film comme une aventure intérieure, une traversée des derniers crépitements de la jeunesse dont le récit se fait au passé,  mais que le spectateur découvre dans le flux décousu du présent. Jeunesse est le récit d’une aventure maritime racontée depuis un temps d’après, racontée depuis l’âge où l’on a trop vu pour ne pas regretter les premières fois.

Zico, jeune homme désoeuvré rêve de fortune et de voyage. Le voilà qui embarque comme mousse sur un rafiot décati censé aller jusqu’en Afrique. A son bord, un capitaine fatigué (Jean-François Stevenin), un second désillusionné et quelques marins mercenaires. Ne reste que la naïveté du jeune homme pour faire souffler les feux de l’aventure sur cette traversée claudiquante. Car le bateau souffre à la première tempête, contraignant dramatiquement l’équipage à faire une halte au Portugal. Nouvel équipage et nouvelle tentative dont on pressent qu’elle n’aboutira pas pour ce navire à l’image de son capitaine, vieux et brisé, las de ces paquets de flots gris qui ne disent plus rien à l’oreille des marins fatigués.

Le film, lui, ne s’intéresse qu’à Zico. A son regard tour à tour arrogant et affolé, et finalement téméraire, rivé sur la poursuite des rivages africains et dont l’ingénuité rend grâce au monde : avec lui, les terres redeviennent vierges, les voyages dangereux, et les évènements, des découvertes. C’est d’ailleurs un peu le défaut du film que de négliger ses autres personnages, tous versés dans le grand entonnoir de la fatigue et de l’indifférence, si bien que l’aventure elle-même ne semble plus en être une : les épisodes s’enchaînent, rivés les uns aux autres, sans qu’un se détache plus que l’autre. Défaut en partie du à cet arte povera français, contraint à dresser sa grand-voile avec le budget sandwich d’un film catastrophe de Wolfgang Petersen. 

Mais comme son personnage, Samani maintient le cap et trouve des solutions élégantes, parfois même plastiquement somptueuses pour rendre compte d’une tempête et du vertige de la mer sous un ciel cousu de  givre blanc. En témoignant de la fascination de son auteur pour ces paysages maritimes, le film finit ainsi par épouser tranquillement le regard ingénu de son héros. Il devient une expérience intérieure et dépasse toutes ses maladresses pour venir s’achever sur ce qui s’annonçait dès sa voix-off : la virginité d’un regard découvrant derrière une scène d’apparence prosaïque la beauté d’un monde comme s’il était infoulé. Bien loin de l’illustration littéraire, le film de Julien Samani retrouve ainsi le coeur vif de l’oeuvre dont il s’inspire. Et fait généreusement partager sa découverte à ses spectateurs : au bout de la mer, l’émotion éternellement ensorcelante d’une première fois. L’ingénuité du héros, du film et de son auteur a donc fini par payer.