On part toujours à la rencontre d’Oliveira et de ses films lesté d’une certaine crainte : celle de se retrouver face à un héraut du cinéma contemporain doublé d’un monument d’austérité, un puits de culture dont la plénitude artistique suscite l’admiration autant que l’ennui. L’une des vertus de Je rentre à la maison réside dans sa faculté à balayer l’ensemble de ces a priori plus ou moins fondés pour nous laisser face à l’évidence d’une oeuvre lumineuse et essentielle, exigeante mais, dans ce cas précis, étonnamment jubilatoire.

Le dernier opus en date du nonagénaire commence pourtant sur un parti pris déroutant : filmer pendant près d’un quart d’heure une représentation du Roi se meurt de Ionesco au sein de laquelle se produit le protagoniste du récit à venir, le comédien Gilbert Valence, alias Michel Piccoli. Mais derrière cette théâtralité brute (que vient à peine atténuer la présence de Catherine Deneuve, créature purement cinématographique) sourd l’angoisse d’une seconde trame personnifiée par deux hommes en coulisses, deux visages graves et inquiets venus annoncer à Valence une tragique nouvelle que nous ne dévoilerons pas. Après une ellipse de plusieurs mois, Je rentre à la maison s’attache à la nouvelle existence de l’acteur. Un quotidien où la légèreté (boire un café, s’acheter une paire de chaussures) le dispute à une forme d’inquiétude (une agression dans la rue, la difficulté éprouvée à dire la prose de Joyce devant une caméra).

Au lieu de débusquer les signes du traumatisme vécu par Valence derrière la trivialité de ses gestes (médiocre programme), Oliveira nous offre dans la partie la plus réjouissante de son film une déambulation cocasse et enchantée à travers les rues de Paris. Une flânerie sans événements majeurs mais qui, à chaque coin de rue, devant chaque vitrine de magasin, parvient à réinventer la capitale, à lui prêter une substance et une âme que l’on croyait perdues à force de « lieux communs » visités par trop de faiseurs. C’est lors de ces pérégrinations badines que le Lusitanien affirme l’essence euphorisante de son cinéma : des dispositifs savants empreints d’une bonhomie ludique, un peu à la manière d’Otar Iosselliani, autre étranger panamophile. Voir par exemple le plan-séquence quasi burlesque lors duquel un client du café cher à Valence tente de récupérer, en vain, sa place habituelle. Si l’on peut reprocher à Oliveira un goût pour la durée qui frise quelquefois la pose, le réalisateur de La Lettre réussit à dessiner le portrait d’un homme vieillissant en échappant à tous les pièges de l’auteurisme gérontophile. Je rentre à la maison offre ainsi à l’immense Piccoli l’antithèse absolue de son précédent rôle dans le rance Tout va bien, on s’en va : la mémoire de ses personnages flanche dans les deux cas, mais autant Mouriéras s’appesantit sur les manifestations de la vieillesse, autant Oliveira préfère, lui, s’en affranchir et aborder tant qu’il est possible des pistes plus vivantes et aériennes. Une fois la déficience constatée, le cinéaste choisit de clore son film. Question de pudeur et de sagesse pour ce grand artiste allergique au pathos.