Quoi de pire, au fond, que le bégaiement apparemment incurable des licences hollywoodiennes ? Sans doute leurs tentatives ratées d’innovation. Jack Reacher : Never Go Back l’illustre bien, en prenant un peu n’importe comment le contrepied du premier film. Ce dernier avait pourtant posé les jalons d’un fructueux principe de nécromancie, à la fois industriellement viable et authentiquement singulier : Reacher s’imposait comme monstre de Frankenstein conçu à partir des cadavres de divers ancêtres (Eastwood, Bronson, Norris, Schwarzenegger, et bien sûr Cruise himself). Ayant atteint une pleine conscience de soi, ce baroudeur nietzschéen connaissait par coeur les règles du film d’action en général et du Cruise movie en particulier. Mais, à l’inverse d’autres méta-surhommes vus dernièrement chez Marvel ou ailleurs, son pouvoir lui servait moins à entasser les vannes qu’à s’assurer d’avoir toujours un coup d’avance sur l’adversaire.

 En la bardant d’une psychologie, d’un passé et surtout d’une famille (de substitution, mais qu’importe), Ed Zwick et McQuarrie ne pouvaient pas faire plus grand mal à leur créature. Car la question n’est plus de savoir de quel thriller parano surgira Reacher, et dans quel actioner des années 80 il s’engouffrera ; mais plutôt de découvrir si une ado blonde traînant les rues est, oui ou non, sa fille biologique. Une équation que l’ancien soldat va tenter de résoudre tout en cherchant à déjouer un complot d’État, lancé sur les traces d’un homme-mystère nommé Daniel Prudhomme (bravo à lui, tout de même, de s’appeler Daniel Prudhomme). Bien sûr, c’est là une manière de prendre le personnage au sérieux, plutôt que de le traiter en distributeur à gags – puisque Never Go Back, on le répète, aurait pu aisément se vautrer dans la lourdeur d’un Deadpool. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions : pour une fois qu’un castagneur postmoderne recelait un tant soit peu de poésie, Zwick (un artisan plutôt avisé, pourtant) l’ampute de son aura énigmatique en se piquant de sonder l’homme sous l’écorce (super)héroïque. 

Il s’intéresse donc au foyer de bric et de broc formé par Reacher, sa consoeur (Cobie Smulders) et la gosse putative. Passe encore que la problématique familiale saborde le mystère du personnage : le plus embarrassant, c’est que le film ne semble pas réaliser l’ampleur d’un tel chantier  – rendre son rôle de père et d’époux au cyborg divin que Cruise s’emploie à devenir depuis une dizaine d’années. En plus de ne jamais rendre événementielles ces retrouvailles avec l’humanité (or elles le sont : on ne lui connaissait plus d’attaches familiales depuis La Guerre des mondes), Zwick oublie que l’autoportrait génial et mégalo de l’acteur-producteur se passait d’ancrage réaliste et de back story pour une raison précise. C’est que, des M.I à Oblivion ou Edge of Tomorrow, le défi était de brosser un personnage uniquement à partir de nécessités épiques : extrême urgence, (dé)règlement du continuum espace temps, effondrement du monde… Mettant en scène des guerriers sans passé ni futur, les films abolissaient tout intermédiaire entre Cruise et l’action, de sorte que les avatars de l’acteur n’affirmaient leurs personnalités qu’à travers les péripéties de leurs corps. 

Le doute sur l’éventuelle paternité du héros permet tout de même d’esquisser une assez belle et simple idée : de l’atout de Reacher (sa prescience) découle aussi son handicap. Puisqu’il braque son regard en permanence vers le futur et ne « retourne jamais en arrière »(le film s’appelait initialement Never Look Back dans les tiroirs de Paramount), Cruise est incapable de faire toute la lumière sur son passé. Ce n’est d’ailleurs pas lui qui résoudra en fin de compte la fameuse inconnue au sujet de son ADN – et le brouillard ne sera d’ailleurs pas totalement dissipé, maintenant quand même un léger voile d’énigme sur ce sphinx amnésique et errant, qui ne saurait rester trop longtemps emmuré dans le motel où nidifie sa petite « famille ». Reste qu’au fil de l’aventure, Zwick aura perdu beaucoup de temps à lui inventer une psyché et des sentiments, alors que la carapace surhumaine que le film s’affaire tant à percer n’est autre que le coeur même du monstre.